Place du monde cheminot au sein de la Ville d’Épernay

Actuellement, pour le grand public, Épernay est surtout connue comme la « Capitale du champagne ». Si cette reconnaissance est réelle et vérifiée depuis 1970, il n’en a pas été de même durant les 120 années précédentes au cours desquelles l’Atelier a été le moteur du développement de la cité.

La transformation de la ville

L’arrivée d’une importante population d’hommes jeunes, aux idées progressistes et aux revenus supérieurs à ceux de la classe ouvrière locale, ne manque pas de bouleverser les codes établis. Par le truchement des cafés-concerts, des bals et des chorales s’opère un brassage social profond qui, l’argent aidant, fait accepter les employés du chemin de fer par la société locale, qui va progressivement perdre ses habitudes petite-bourgeoises rurales pour devenir plus urbaines et industrielles.

Le poids économique de l’Atelier sur la ville est indéniable. Entre 1848 et 1866, la population d’Épernay s’accroît ainsi de 62 %, totalisant à cette dernière date 11 704 habitants dont 900 cheminots.

Les premiers ouvriers sont logés précairement à proximité de l’Atelier. Souvent touché par les inondations du Cubry, petit affluent de la Marne, et au contact de terrains marécageux, le quartier est frappé à deux reprises par le choléra, en 1849 et surtout en 1854, la majorité des 235 victimes recensées cette année-là appartenant à l’Atelier. Il faut cependant attendre plus de dix ans pour qu’un notaire local, G. Jémot, prenne l’initiative de créer, plus au cœur de la ville, une première cité de 90 maisons ouvrières bon marché construites sur le même modèle de 1868 à 1879, la plus grande partie donnée en location ou vendue à des employés de la Compagnie. Pour cette réalisation, G. Jémot obtient plusieurs récompenses, notamment une médaille d’argent à l’Exposition universelle d’Amsterdam en 1868.

Deux autres quartiers à fort peuplement cheminot voient le jour dans les décennies qui suivent. Le premier sort de terre au lendemain de la guerre de 1870, sur la rive droite de la Marne, face à l’Atelier, composé de 60 maisons offrant quatre niveaux de confort. Loti par le promoteur immobilier A.Thévenet après renforcement des berges de la rivière et assainissement des terrains, il est aujourd’hui rattaché à la commune de Magenta. Le second, à l’initiative des mécènes J.Parichault et F.Thiercelin, comprend 81 maisons bourgeoises qui, à l’ouest de la ville, constituent alors un quartier huppé.

Cet urbanisme, témoignage de la «bonne santé» économique des cheminots, profite aux corps de métiers liés au bâtiment et au transport, au commerce et à la banque. Les plus nantis – à commencer par celui des négociants en vins de Champagne, cercle alors restreint à sept maisons seulement – font construire des demeures bourgeoises imposantes le long de la rue du Commerce (future avenue de Champagne), véritable vitrine de la ville qui domine la voie ferrée. Dans le même temps, celle-ci se couvre d’édifices publics dignes de sa nouvelle prospérité, palais de justice (1863), caisse d’épargne (1898) et même un magnifique théâtre à l’italienne (1900). Enfin, pour concrétiser l’effort de christianisation des milieux ouvriers et «soulager leur misère» comme souhaité par le Pape Léon XIII dans son encyclique Rerum Novarum de 1891, est édifiée de 1898 à 1915 la nouvelle église Notre-Dame. L’âge d’or de la cité est la logique conséquence de l’essor industriel de l’Atelier.

Dans cette seconde partie du XIXe siècle, une personne active sur deux travaille à l’Atelier. Le tissu social et associatif se construit progressivement. Les cheminots en sont les principaux acteurs, intervenant dans tous les secteurs depuis l’entraide avec notamment la Société de secours mutuel de l’atelier (créée le 9 mai 1856, c’est historiquement la première association statutaire de la ville) et l’Association fraternelle des employés du chemin de fer (1873) jusqu’à la pratique du sport avec la Société de gymnastique (1874). Un secteur particulièrement développé est celui de la musique et du chant choral. Dirigé par Joseph Muller, épaulé de quelques-uns de ses collègues, le premier orphéon est créé en 1851. Symbole de l’osmose naissante entre corporations, la Chorale Sainte-Cécile, associe en 1857 négoce et chemin de fer sous la baguette d’un contremaître de l’Atelier, Doré. Suivent, en 1886, la Société lyrique Le Camélia et, en 1899, la Société chorale des chemins de fer.

Vie politique et sociale

Jusqu’en 1900, la vie politique locale est tranquille, très conservatrice et proche du pouvoir, centrée sur quelques personnalités du commerce et du négoce des vins de Champagne. La dégradation des conditions de travail au sein de l’Atelier et le mécontentement qui commence à gronder dans le vignoble (le dynamisme de la sous-préfecture n’atteint pas les villages voisins) vont changer la donne. Commence une longue période d’activité syndicale intense, relayée par un engagement politique permanent, qui voit s’opposer pendant 70 ans, de manière soutenue, le monde conservateur chrétien et les idées socialistes.

Première grève significative (14 octobre 1910)
Première grève significative (14 octobre 1910) – © collection Pierre GUY

Au cœur de cette turbulence vont s’illustrer trois personnalités « à double casquette » : Jules Lobet (1871-1925), Alcide Benoit (1899-1992) et Roger Menu (1910-1970).

Ouvriers viticoles, Lobet et Benoit rejoignent l’Atelier en 1898 pour le premier, peu avant 1914 pour le second.

Fils de cheminot, Menu entre au chemin de fer en 1923, à l’âge de 13 ans.

Après avoir rempli des responsabilités syndicales au sein de l’Établissement, proche de la pensée jaurésienne, Lobet se fait le partisan d’une défense raisonnée de l’ouvrier. Affilié à la CGTU (de tendance communiste), Benoit se montre plus virulent. Quant à Menu, membre de la CFTC (christianisme social), il joue le rôle de contre-feu au service de la direction contre les idées marxistes.

Tous trois basculent dans la politique : Lobet est député socialiste de la Marne de 1919 à sa mort ; Benoit maire d’Épernay de 1945 à 1948 et député communiste de la Marne de 1951 à 1958 ; Menu maire d’Épernay en 1948 et sénateur de la Marne en 1959, deux mandats qu’il conserve jusqu’à sa mort.

Quelles que soit leurs divergences, tous trois n’auront de cesse, sous des formes diverses, de défendre la corporation cheminote et de renforcer la position de l’Atelier au sein de la cité.

Indépendamment de l’impact considérable qu’a eu l’Atelier sur le développement de la ville, les mondes cheminot et civil ont souvent été en complète osmose, que ce soit lors de grands événements ferroviaires (Expositions universelles, sortie de la 241 001, etc.), politiques ou festifs. Pendant 120 ans, chaque respiration de la ville a été intimement liée à celle des cheminots, particulièrement au cours des trois conflits sociaux qui ont touché la région, au cours desquels l’Atelier et ses personnels ont eu un rôle majeur.

Cette situation privilégiée dure jusque dans les années 1970, période où Épernay est à la croisée de deux évolutions majeures : d’une part, la SNCF commence à restructurer son dispositif de maintenance du matériel roulant (accentuation de l’idée de spécialisation de ses établissements, productivité plus grande), d’autre part, le monde du Négoce commence à se constituer en groupes, visant là-aussi des rentabilités fortes permises par des récoltes de plus en plus abondantes.

La conjonction de ces deux tendances aura raison de l’Atelier et, conséquemment, de son influence sur les affaires communales. Très vite, Épernay devient la capitale du Champagne, vitrine de grandes marques de groupes internationaux. Les cheminots, dont les effectifs ont été réduits de manière drastique, ne sont plus qu’une corporation parmi d’autres, le monde du Négoce et de sa sous-traitance étant devenu, avec le secteur tertiaire, l’employeur principal de la ville.


Sommaire du dossier


Pour en savoir plus

Pierre GUY, Les cheminots d’Épernay, tout un monde ! dossier mis en ligne, décembre 2023
Pierre GUY, Histoire du chemin de fer d’Épernay, éd. Guéniot, 2013