Projet de colonie ouvrière (Ardennes)

1790 : investir la chartreuse du Mont-Dieu.

Écrit par Jean-Pierre MARBY, apicien et administrateur de la Société des Amis du Vieux-Reims.

Le 1er août 1790, Antide Janvier (1751-1835), « horloger méchanicien » de son état, résidant à l’ « hôtel des Menus Plaisirs du Roi », propose à l’Assemblée nationale constituante la « fondation d’une ville, sans qu’il en coûte rien à l’État». Il ne s’agit pas d’une utopie. Le projet est bien ancré dans la réalité économique de son temps. Il ne s’agit pas là non plus de n’importe quel type de ville. Il est question d’une colonie ouvrière spécialisée dans la fabrication de montres : le « chef-lieu d’un établissement majeur pour cet objet de luxe et de première utilité ». Janvier propose « d’y établir une colonie d’artistes », « d’y placer des ateliers d’horlogerie, d’y réunir des milliers de bras ; et de les occuper à ces ouvrages ». Il ne s’agit pas non plus de n’importe quel lieu d’implantation : Janvier propose l’installation de sa colonie dans la Chartreuse, dite le Mont-Dieu située dans les Ardennes, au sud de Sedan. Il ne s’agit pas enfin de n’importe quel moment de l’Histoire de France : c’est le moment de la nationalisation et de la vente des biens du clergé. Janvier écrit : « par un projet d’utilité Nationale, [qu’] il tiendrait à grand honneur d’avoir la première adjudication des Domaines Nationaux ».

Le porteur de projet : « le fils de ses œuvres »

Au soir de sa vie, en 1830, Antide Janvier rédige une courte autobiographie qu’il nomme « Mémoire », le document a été publié par Michel Hayard. Celui-ci a également publié Antide Janvier, 1751-1835: horloger des étoiles, chez Image du temps en 1995. L’autobiographie commence ainsi : « Je suis né avec quelque talent, le public éclairé l’a jugé ». Effectivement, Antide Janvier est « le fils de ses œuvres ». Il est également « le fils de son terroir » puisque qu’il porte le prénom d’Antide, un saint évêque bisontin martyrisé dans l’Antiquité tardive. Assurément sa trajectoire de vie est étonnante et passionnante.

Né en juillet 1751 près de Saint-Claude dans le Jura, il est originaire d’un milieu rural où activités agricoles de montagnes et travail de l’horlogerie se conjuguent. « J’ai vu, dès ma jeunesse, avec un étonnement mêlé de jalousie, et j’ai suivi longtemps le commerce immense que fait Genève, Le Locle, La Chaux-de-Fonds (deux communes du canton de Neuchâtel), en ouvrages d’horlogerie, avec toutes les partie du monde ».

L’éclipse de soleil du 1er avril 1764 l’entraîne vers l’astronomie. A Saint-Claude, l’abbé Tournier lui apprend le latin, le grec, les mathématiques et l’astronomie. Très rapidement, il allie habilement l’horlogerie et l’astronomie. En 1766, alors qu’il n’est âgé que de quinze ans, il créé une sphère mouvante en l’espace de quinze à dix-huit mois. Cette première réalisation est remarquée par l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Besançon le 4 mai 1768. Il poursuit sa formation d’horloger comme apprenti chez M. Devanne. Âgé de 17 ans, c’est-à-dire mineur, Antide est néanmoins reçu citoyen de ville en mai 1770. Cette même année, la municipalité de Besançon lui demande d’intervenir sur une horloge de table précieuse fabriquée à Augsbourg en 1564. « En 1770, Antide Janvier, alors âgé de 19 ans, construit, pour l’instruction publique, un grand planétaire de trois pieds de diamètre. Cet instrument représentait les inégalités des planètes, leurs excentricités, la rétrogradation des points équinoxiaux, les révolutions des satellites autour de leur planète principale, etc ».

En novembre 1773, alors que la cour est au château de Fontainebleau, « je présentais à Louis XV cette machine perfectionnée ». Méconnaissant les usages de la cour, il froisse le vieux maréchal duc de Richelieu, premier gentilhomme de la chambre du Roi. Antide échappe de peu aux cellules de la Bastille. M. de Sartines, lieutenant-général de la police, lui fait quitter Paris, en lui donnant toutefois le délai de quinze jours pour visiter la capitale. Il retourne quelques années chez son père, dans la petite ville de Saint-Claude.

Antide s’installe ensuite à Verdun. Le jeune trentenaire épouse en janvier 1783 Anne Catherine Guillot (1753-1792). « Fixé à Verdun où je jouissais dans cette ville d’une réputation acquise par de longues études auxquelles je sacrifiais toutes mes ressources ». Nouvel événement heureux en cette année 1783, voyageant vers Metz le comte de Provence, frère du roi Louis XVI, se repose quelques jours dans le palais épiscopal de Verdun. L’évêque du lieu présente Antide son protégé au visiteur. « J’eus l’honneur d’être présenté au prince et de l’entretenir tous les jours au sujet de quelques unes de mes machines astronomiques, placées dans l’appartement épiscopal ».

En mars 1784, Antide Janvier vient à Paris pour des travaux de dorures. Il devient rapidement « horloger mécanicien de M. le frère du roi ». C’est donc logiquement le comte de Provence le présente au roi. Un mois plus tard, en avril 1789, Louis XVI ordonne l’acquisition de ces deux sphères dorées -des pendules planétaires- placées sur le secrétaire de sa petite bibliothèque à Versailles. « Dix jours s’étaient à peine écoulés depuis la présentation et l’acquisition des machines, que Janvier fut attaché au service du monarque et reçut l’ordre de se rendre à Paris ».

Cette même année 1784, Antide Janvier est remarqué par de La Lande (1732-1807), professeur d’astronomie au collège royal, actuel collège de France. Peut-être Antide entre-t-il alors en loge, dans un des ateliers fondés par de La Lande. Ce dernier le recommande à M. de La Ferté, intendant général des menus plaisirs de la Maison du roi. Papillon de La Ferté (1727-1794) est né à Châlons, il est le fils d’un président trésorier de la généralité de Champagne, seigneur de la Ferté, lieutenant du roi pour la ville de Châlons. Promu « horloger du roi », Antide Janvier est logé aux menus plaisirs à partir du 5 octobre 1784. « Quatre années s’écoulèrent, durant lesquelles il composa plusieurs pendules curieuses, notamment une horloge planétaire, la plus complète qui eût encore paru, et que l’Académie des sciences honora de ses suffrage ».

Horloge à calendrier et à indications astronomiques, 1800-1802 Antide Janvier, 1750-1835
© Musée des arts et métiers-Cnam/photo studio Cnam
Horloge à calendrier et à indications astronomiques, 1800-1802 Antide Janvier, 1750-1835
© Musée des arts et métiers-Cnam/photo studio Cnam
https://www.arts-et-metiers.net/

Après les journées du 5 et 6 octobre 1789, qui marquent le retour de la famille royale à Paris et son installation au palais des Tuileries, Antide Janvier poursuit son travail d’horloger et ses recherches astronomiques. « Je voyais le roi plusieurs fois par semaine ». Il étudie même les astres en royale compagnie : « nous y établîmes une forte lunette astronomique de Putois (que j’avais acheté 600 livres) pour observer les satellites de Jupiter ». Putois est opticien breveté du roi et de l’Académie, tenant boutique Quai de l’horloge.

Antide Janvier apparaît bien comme un homme éclairé, un adepte des Lumières. Le parcours social d’Antide renvoie à celui des Caron. Le dramaturge Pierre Augustin Caron de Beaumarchais (1732-1799) est également horloger de son état. Son grand-père Daniel Caron, déjà horloger, vivait à Lizy-sur-Ourcq en terre de Brie, un foyer du protestantisme. La famille Poupart, appartenait également à la communauté réformée de Lizy-sur-Ourcq avant d’aller s’installer à Sedan pour y développer brillamment sa manufacture de draps de laine. André Charles Caron (1698-1775), le père de Beaumarchais, abjure en s’installant à Paris. Il est reçu maître horloger et tient boutique. André Charles Caron est horloger du roi de 1720 à 1760. C’est dans l’atelier paternel que le jeune Pierre Augustin apprend le métier.

Une géographie cartusienne : « la solitude » du Mont-Dieu

Une chartreuse se situe à l’écart du monde et forme une cellule autonome alliant prières, travail, solitude et silence. Le dessin en couleur de Pierre Savart évoque bien ces aspects : les murs entourant l’abbaye au premier plan puis plus loin des bâtiments de brique, couvert d’ardoises enserrant une vaste église. La chartreuse reconstruite dans la décennie 1640 à fière allure. Elle porte haut. La « Vue de la chartreuse du Mont-Dieu » conservée à la Bibliothèque nationale de France date de 1780. Venant de Châlons, Pierre Savart a suivi la route royale d’Attigny à Rocroi et fait un détour pour se rendre au Mont-Dieu. Ces dessins sont ensuite gravés pour être vendus aux amateurs éclairés.

Vue de la Chartreuse de Mont-Dieu. Dessin de Pierre Savart, 1780. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Dans son ouvrage sur la chartreuse, l’abbé Gillet publie une description faite en 1791 par les commissaires du gouvernement. Elle définit la géographie cartusienne et la qualité des bâtiments.

« Une superbe galerie fermée, ayant dix-sept baies garnies de vitraux, pavée en briques, dans laquelle se trouve une aile de bâtiments contenant trois cellules, conduit, au sud de l’église, de la cour d’honneur au grand cloître, la merveille de la maison. C’est une vaste enceinte formée par cent quatre-vingt-huit arcades en pierres de taille. Ces arcades abritent une galerie qui règne sur les quatre faces du carré. Au-dessus des galeries se trouvent de vastes greniers reposant sur les voûtes des galeries. Sur deux côtés du carré il y a une porte cintrée avec portique. Enfin, sous les ailes sud et nord des arcades se trouvent des caves superbes.

Chaque cellule [en fait de petites maisons] a son entrée sur la galerie. Il y en a vingt-six, dont chacune comprend cinq places, plus un grenier à bois par dessus le tout. Les cellules sont construites en pavillon. Un corridor dont l’entrée est sous la galerie, conduit aux différentes pièces et au jardin de chaque cellule. Ces jardins sont clos de murs et ont un puits pour deux. Leur contenance est de dix verges. Il y a dans chaque jardin vingt espaliers, dont les fruits sont des plus rares. Le centre de la cour est occupé par un bassin circulaire de huit toises de diamètre, avec magnifique jet d’eau». Les commissaires observent que : « tous les murs sont construits en pierres de taille, briques, ciment et chaux. Les toitures sont en ardoises de premier choix et fort bien entretenues. Les pavés sont en marbres, briques, planchers ou parquets. Le Mont-Dieu est une maison neuve et solide; dans le cas de vente en détail, elle pourrait loger cent cinquante familles, fussent-elles composées de huit personnes [quelques 1 200 personnes], avec jardin et clos. En cas de guerre le couvent pourrait abriter sept ou huit cents soldats. »

En 1876, l’historien Jean Hubert (1807-1886) apporte d’autres détails : il note l’existence de quinze puits, d’un jet d’eau, de trois fontaines qui « fournissaient de l’eau aux jardins, aux cellules, aux cuisines, aux basses-cours, aux écuries et aux bâtiments d’habitation. La partie postérieure du monastère était occupée par un jardin et un verger d’une étendue de plus de seize cents verges ».

On comprend dès lors l’intérêt d’Antide Janvier pour ce bâtiment monastique et ses dépendances. Comment a-t-il connu l’existence de cette chartreuse du Mont-Dieu ? Quand il était à Verdun, le protégé de l’évêque Des Nos (1717-1793) ? Verdun n’est qu’à 74 km du Mont-Dieu. Quand il était à Paris ? Le mystère est à résoudre.

Un projet joliment pensé

1er août 1790 paraît un imprimé de huit pages intitulé «Fondation d’une ville par M. Janvier ». Le souhait de transformer les bâtiments de la chartreuse en ville ouvrière y est clairement défini. J’ai volontairement modernisé l’orthographe du document.

« L’enthousiasme de la Liberté, l’esprit du bien public anime tous les Français ; et moi, je viens proposer à l’Assemblée Nationale le projet que j’osai concevoir, de peupler un désert à mes frais, de vivifier un pays pauvre, d’augmenter le produit de l’industrie ; de fonder une ville, sans qu’il en coûte rien à l’État ». Plus loin, il poursuit : « Et j’ai trouvé, dans les Ardennes, un local propre à devenir le chef-lieu d’un établissement majeur pour cet objet de luxe et de première utilité : c’est la Chartreuse, dite le Mont-Dieu, située à trois lieux de Sedan [22 km], à quatre de Stenay [31 km] ».

A la place de quinze ou vingt moines contemplatifs qui s’y ennuient depuis quatre ou cinq siècles, et ne demandent pas mieux que d’en sortir, je propose d’y appeler, d’y établir une colonie d’artistes qui, sous peu d’années, seront connus de la France et visités des étrangers ; je fais ma soumission d’y placer des ateliers d’horlogerie , d’y réunir des milliers de bras ; et de les occuper à des ouvrages qui auront cours tant qu’il existera des hommes intéressés à connaître l’importance du travail, et la mesure du temps.

Antide janvier va un peu vite en besogne oubliant au passage les autres habitants de la chartreuse. Pour l’abbé Gillet, il y avait alors dix-neuf religieux profès, quatre frères donnés et un nombreux personnel composé de serviteurs et artisans. Le prieur est Dom Jean-Baptiste Bévière.

« Il serait triste d’adjuger le Mont-Dieu à quiconque aurait le projet d’en démolir les bâtiments. J’observerai qu’en divisant le lot détaillé ci-dessus, il est impossible qu’il ne serve à aucun établissement public. La condition expresse et formelle qui me détermine, est donc d’en acquérir la propriété entière et non divisée ».

Antide détaille ensuite la structure de sa « fondation ». Sa ville nouvelle s’intègrerait dans les bâtiments construits au milieu du XVIIe siècle. Il projette seulement une autre destination aux bâtiments anciens. Peut-être connait-il la création ex-nihilo ou presque de la ville de Charleville par Charles de Gonzague, construite une génération plus tôt au début du XVIIe siècle ? La ville neuve de Charleville n’est qu’à 35 kilomètres du Mont-Dieu. Les bâtiments monastiques vont se muer en une commune, structure administrative qui se met en place à l’époque. Les habitants élus gèrent l’espace communal.

« Le monastère deviendrait le siège d’une nouvelle municipalité ; l’église, une paroisse. Deux religieux resteraient pour en être les desservants. Les colons s’attacheraient au sol par les liens de la propriété, par des acquisitions partielles, des démembrements de terrain qu’ils bâtiraient dans la suite. Combien de villes, aujourd’hui florissantes, ont une moindre origine, et commencèrent en des circonstances moins heureuses !

Antide ferait venir des artisans spécialisés : des émailleurs, des fondeurs, des doreurs, mais également des artisans et commerçants qui permettraient aux artistes de vivre dans ce milieu austère.

« Je le répète : les cellules habitées par les cénobites, le seraient par des familles d’artistes ».

« La partie des bois que je demande, est séparé en par les grandes routes, de deux ou trois mille arpents qui avoisinent le cloître. Elle est de nécessité absolue à mon entreprise, pour entretenir les fourneaux d’émailleurs, fondeurs, doreurs ; pour tous les métiers qui suivent la population et les arts ; pour l’usage habituel, les besoins journaliers des habitants.

Cet aperçu rapide ne rend pas encore le résultat de mes projets : il me suffit de faire voir combien ils sont faciles à exécuter ».

Même très étonnant, ce projet nous l’avons déjà dit n’a rien d’une utopie. Le jurassien Antide Janvier connaît les exemples suisses.

« J’ai vu, dès ma jeunesse, avec un étonnement mêlé de jalousie, et j’ai suivi longtemps le commerce immense que fait Genève, le Locle, la Chaux-de-Fond, en ouvrages d’horlogerie, avec toutes les partie du monde. Il importe à la gloire de la France, il importe au nouvel ordre de choses de balancer en notre faveur les grands avantages qui en résultent ».

Nous avons évoqué plus haut Caron de Beaumarchais, horloger et homme des Lumières. La République de Genève nous renvoie à une autre dynastie d’horloger : celle des Rousseau. Jean Rousseau (1606-1684) y est établi maître-horloger, comme son fils David Rousseau (1641-1738) et son petit-fils Isaac Rousseau (1672-1747). Ce dernier est le père du philosophe Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). L’épouse d’Isaac appartient également au monde de l’horlogerie. A la mort de sa femme en 1712, Isaac Rousseau quitte Genève pour Nyon. Son aventure se poursuit dans l’empire Ottoman où il règle les pendules du palais de Topkapi…

Situés dans canton de Neuchâtel, La Chaux-de-Fonds et Le Locle, deux bourgs distants de 9 kilomètres, regroupent quelque 6 000 habitants. Charles-Joseph Mayer dans son guide touristique intitulée Voyage en Suisse en 1784, écrit :

« Les habitants de ces montagnes excellent surtout dans tous les genres d’horlogerie. Ils ont, de plus, le double talent de faire et même d’inventer toutes les espèces d’outils dont se servent les horlogers. Ces villages rassemblent chez eux, tous les ouvriers nécessaires à la perfection de ce dernier genre de travail, tels que peintres, émailleurs, graveurs et doreurs. (…). Chaque individu est assuré d’une fortune suffisante pour lui-même, mais encore de fournir à ses enfants les moyens de s’en procurer une semblable. (…). Il n’y a pas longtemps que la plus grande partie de ces vallées n’était qu’une vaste forêt, que l’industrie a sapée et fait disparaître, pour y substituer des villages florissants , des terres fertiles et des pâturages abondants ».

Dix ans plus tard, Henri Struve dans sa Description topographique, physique et politique du Pays-de-Vaud, est également surpris par la proto-industrie rurale qui se développe à La Chaux-de-Fonds et Le Locle.

« L’activité et l’industrie de ce petit peuple isolé sont vraiment dignes d’admiration; et l’on ne peut s’étonner assez, de trouver les arts « méchaniques » portés à un tel point de perfection, dans un coin du monde aussi retiré. On y fait un commerce très considérable [dentelles, bas, mercerie, coutellerie] mais c’est surtout dans la fabrication des montres et de tous les ouvrages d’horlogerie, que les habitants de cette vallée excellent éminemment. Non contents d’exécuter eux-mêmes tous les outils nécessaires à cet art, ils en ont inventé plusieurs; ils cultivent aussi tous les arts correspondants, et l’on trouve dans, ces villages, peintres, émailleurs, graveurs, doreurs, en un mot, tous les ouvriers dont les travaux doivent se réunir pour compléter cette branche de commerce. On fait monter à 40 000 le nombre de montres qui sortent annuellement de leurs ateliers. Quelques-uns des habitants de la Chaux-de-Fond se distinguent dans des arts « méchaniques », différents de l’horlogerie. Dans le nombre de ceux qui se sont fait ainsi une réputation méritée, on doit nommer Jacques Droz,si fameux par ses automates. L’un joue du clavecin, un autre dessine des paysages, un troisième, encore plus extraordinaire, copie les mots qu’on lui présente, ou écrit tout ce qu’on veut lui dicter ».

C’est donc à partir de ces exemples suisses qu’Antide Janvier affine son projet ardennais. Le Mont-Dieu se situe à une petite quarantaine de kilomètres de la frontière avec les Pays-Bas Autrichiens (Belgique). Il s’installerait en zone frontière avec les actuelles Belgique, Luxembourg et Allemagne. Avant 1789, le doyenné de Carignan, situé à l’est de Sedan, relève par exemple du diocèse de Trèves. L’évêché de Verdun où il a vécu dépend alors également de l’archevêché de Trèves. « J’ai remarqué, dans mes différents voyages, que le Luxembourg, Liège, les Pays-Bas, une partie de l’Allemagne sont les endroits les plus accessibles à ce genre de commerce ». Pour sa production de montre et de matériel astronomique, Antide Janvier définit donc une large zone de chalandise dans et hors du royaume de France.

Ce beau projet restera dans les archives papiers… Bon joueur, Antide écrivait à l’Assemblée constituante : « Je devrais craindre de faire naître à d’autres l’envie d’en profiter. Mais la publicité de ce mémoire est la preuve de ma franchise ; j’applaudirai de bon cœur à quiconque en saura tirer un meilleur parti ».

Le Mont-Dieu : une destinée malheureuse…

Les événements s’accélèrent et se bousculent. Antide publie sa demande le 1er août 1790. Dans son Histoire de la constitution civile du clergé (1790-1801), publiée en 1872, Ludovic Sciout nous apporte des éléments sur le sort du bâtiment convoité par Janvier. La « première invasion » de la chartreuse se déroule le 4 août 1790.

« Quinze cents hommes au moins de milices nationales et des villages des environs, ayant leur commandant à leur tête, sont entrés le 4 dans la Chartreuse avec tout l’appareil militaire, et se sont ensuite répandus dans tous les endroits de la maison, sans ordre, sans discipline, sous le prétexte qu’il y avait une quantité considérable d’armes et de munitions de guerre qui y avait été déposée depuis peu : il n’est pas un seul endroit où ils n’aient fouillé, ils ont pénétré dans les réduits les plus secrets, et ont commis plusieurs désordres dont les moines se sont plaints à quelques-uns de messieurs les officiers ».

La communauté cartusienne est dissoute et les chartreux dispersés. Quant à l’ensemble monumental isolé dans la forêt, il fallait lui trouver une destination nouvelle : en faire un hôpital militaire, une prison. C’est la deuxième proposition qui est retenue. L’historien Jean Hubert rappelle que : « Le Mont Dieu fut transformé en prison militaire; plus de trois cents détenus politiques, hommes, femmes, enfants, vieillards y furent renfermés; un grand nombre d’entre eux n’en sortit que pour monter sur l’échafaud d’autres pour aller en exil ».

Jean Hubert rapporte également que le 22 avril 1795 : « en exécution des décrets de la Convention nationale, tous les biens du Mont-Dieu furent mis en vente le 3 floréal an III. La chartreuse fut adjugée, moyennant la somme de 350 400 livres, à une société de spéculateurs qui, après en avoir tiré le meilleur parti possible, la cédèrent, en l’an IV, à un nommé Sotias, de Mouzon. C’est cet acquéreur du Mont-Dieu qui fit démolir la plus grande partie de ce qui restait debout, et qui paya, dit-on, le prix de son acquisition avec le produit du plomb, du fer et des décombres ». Antide Janvier avait estimé la valeur des bâtiments de la chartreuse et terrains clos de murs à 29 237 livres. Il désirait acquérir la propriété entière et non divisée, c’est-à-dire avec les terres, près et bois. Pour l’ensemble il mettait 100 000 livres sur la table, « somme que j’ai souscrit de la manière déterminée par les décrets de l’Assemblée ».

Contrairement à ce qui est parfois écrit, il n’y a pas, il n’y aura pas d’activités textiles dans l’ancienne chartreuse du Mont-Dieu. Pour s’en convaincre, il suffit de relire « Les notes rassemblées et écrites par André II Poupart de Neuflize (1784-1836) » au soir de sa vie, notes publiées dans L’entrepreneur et l’historien. Certes le manufacturier sedanais achète des objets (bassines, gaufrier, brouettes et quatre prie-Dieu, achat plutôt inattendu par une famille protestante…) et cinq vaches. Il concentre surtout ses achats sur les étangs (vivier des moines et force motrice hydraulique potentielle). Il en acquiert quatre dont celui de la Forge acheté 20 100 livres. Il devient propriétaire quatre fermes pour un total de 201 200 livres. La ferme et maison de Pont-à-Bar valait à elle seule quelques 66 000 livres. Il réunit aussi l’étang de la Forge et la ferme éponyme. La ferme de la maison à Bar abritera Mme Poupart et ses enfants pendant la Terreur. Le fermier était en même temps agent de la commune [maire] du Mont-Dieu. Lors de la venue du Premier consul à Sedan en août 1803, « on avait fait pêcher un des étangs du Mont-Dieu et remplir les fontaines de la cour d’énormes poissons vivants » écrit Jean Abraham André Poupart. Dans ses notes, ce dernier rapporte également qu’il « s’occupa avec un soin charitables de cinq chartreux dépossédés en 1793 de leur abbaye et de leurs fermes du Mont-Dieu, dont il s’était rendu acquéreur ; ces pères avaient émigré ; ils écrivirent du fond de la Souabe [sud de l’Allemagne actuelle,  BadenWürttemberg et Bavière] à M. de Neuflize pour lui demander des secours ; il leur envoya les moyens de se rendre à Sedan et les installa avec une gouvernante dans une maison qu’il avait sur la place de la Halle : il soigna les uns jusqu’à la fin de leurs jours, et les autres jusqu’à ce qu’ils aient pu être pourvus de fonctions ecclésiastiques ».

La chartreuse ne verra pas filer et tisser la laine. Transformée en prison, elle se transforme en carrière de briques, pierre et de matériaux divers. On songe au sort désastreux de l’église et de l’abbaye Saint-Nicaise de Reims vendue en décembre 1798. Les deux entités deviennent elles aussi des carrières -de pierre cette fois- et de matériaux de construction. Ce qu’il restait des bâtiments de la chartreuse est effectivement racheté par Poupart de Neuflize avant 1820. L’abbé Gillet est très clair : « Trente ans après [1820], il ne restait des vastes constructions du monastère que les quelques bâtiments qu’on voit encore aujourd’hui et qui avaient été achetés par M. Poupart, baron de Neuflize, domicilié à Sedan : le pavillon d’entrée, le corps de logis encadré des deux pavillons Saint-Etienne et Saint-Bruno, les écuries et une vaste grange. Église, chapelles, cloîtres, cellules. Chapitre, réfectoire, cuisines, salle des hôtes et dépendances, tout avait été jeté à terre ».

L’industrie textile ne sauvera malheureusement pas le Mont-Dieu. À proximité de Nancy, les bâtiments de la chartreuse de Bosserville auront davantage de chance. Construits dans la seconde moitié du XVIIe siècle, ces bâtiments abritent sous la Convention une ambulance. Après leur vente en mars 1798, ils accueillent une manufacture à teindre les étoffes de coton. Au début du XXe siècle, les bâtiments reçoivent le grand séminaire du diocèse de Nancy et actuellement un établissement scolaire professionnel privé.

C’est encore l’installation d’une activité textile sauvera l’abbaye bénédictine de Saint-Michel-en-Thiérache près d’Hirson (Aisne). Au cours du XIXe siècle, les anciens bâtiments monastiques sont occupés par une filature de coton, puis par une fabrique de chaussures créée par César Augustin Savart (1824-1907).

Des maisons avec jardin situées à Reims (rue Cérès, rue des Créneaux, rue du Barbâtre) appartenaient également aux chartreux. Rue du Barbâtre, une ancienne propriété des chartreux du Mont-Dieu, est dénommé simplement « Le Mont-Dieu ». Elle abritera une filature de laine et un tissage. C’est dans cette fabrique du Mont-Dieu que Pierre Jobert-Lucas (1766-1841) tissera les premiers tissus mérinos et « les shalls » les plus exquis. Ses parents les Benoît et les Poulain lui succéderont au cours du XIXe siècle. Mais nous sommes dans un cadre urbain et non dans notre solitude de la chartreuse du Mont-Dieu.

Vers 1820, ce qui reste des bâtiments monastiques et les quatre fermes achetées par Poupart de Neuflize passent aux mains de la famille Camus de Charleville. Cette famille en est encore propriétaire en 1889 quand l’abbé Gillet publie son ouvrage. Laissons une dernière fois la parole à Jean Hubert : « Le Mont-Dieu n’est plus l’imposant et magnifique monastère du XVIIe siècle; l’aile gauche de la façade est devenue une maison de campagne, que baignent encore des fossés poissonneux. Les lieux où furent l’église, les cloîtres, les logements abbatiaux et la bibliothèque ont été transformés en un parc anglais au dessin capricieux et vague. Les arbres du verger donnent encore les plus beaux fruits de la contrée ».

« Rien n’est majestueux comme cette solitude du Mont-Dieu à l’approche du soir. Rien n’est suave comme la pensée qu’inspire cet antique séjour du recueillement et de la prière. Chaque fois que nous avons eu le bonheur de visiter le Mont-Dieu, nous ne l’avons jamais quitté sans regret et sans nous retourner vingt fois pour jeter un dernier regard sur la vallée silencieuse ».

En 1790, le ban du Mont-Dieu -c’est-à-dire l’ensemble des possessions monastiques- est rattaché à la commune du Mont-Dieu, entité qui regroupait également le hameau de Bairon. En 1829, le Mont-Dieu devient une commune indépendante. Le village du Mont-Dieu comptait 16 habitants en 2017. Aujourd’hui, Le Mont-Dieu reste un élément essentiel du patrimoine architectural. Le site même de la chartreuse invite à la promenade et à la rêverie, l’ancienne grange monastique de la Correrie abrite des chambres d’hôte, le lac de Bairon (Le Chesne) permet la détente dans un patrimoine naturel protégé et aménagé.

Quoi de mieux pour s’aérer, pour herboriser et se cultiver après la période de confinement…

Mai 2020

BIBLOGRAPHIE

Source imprimée : « Fondation d’une ville, par M. Janvier, 1er août 1790 ».
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k840443b/f1.item.r=Chartreuse%20du%20Mont%20Dieu%20Ardennes

Dessins des bâtiments : Pierre Savart
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b7742963x.r=chartreuse%20mont-Dieu%20Savart?rk=21459;2

Autobiographie d’Antide Janvier publiée par Michel Hayard :
https://businessmontres.com/article/archives-57-acces-libre-une-etonnante-autobiographie-dantide-janvier-redigee-de-sa-main-premiere-partie
https://businessmontres.com/article/archives-58-acces-libre-une-etonnante-autobiographie-dantide-janvier-redigee-de-sa-main-seconde-partie

Le Locle, La Chaux-de-Fonds :
Charles-Joseph Mayer, Voyage en Suisse en 1784.
https://books.google.fr/books?dq=voyage+en+suisse++Locle&q=Locle&id=Abco-1ErzOUC&hl=fr&output=text#v=onepage&q=Locle&f=false

Henri STRUVE, Description topographique, physique et politique du Pays-de-Vaud, en forme d’itinéraire pour les savants et les voyageurs, Lausanne, 1794.
https://books.google.fr/books?id=3WkVAAAAQAAJ&pg=PA94&focus=viewport&dq=le+locle+chaux+de+fonds&hl=fr&output=text

Ouvrage de l’abbé Gillet, La Chartreuse du Mont-Dieu au diocèse de Reims [Ardennes], Reims, Lepargneur, 1889, XIII-659 p.

Page Antide Janvier sur Wikipedia :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Antide_Janvier

Jean HUBERT, « L’abbaye du Mont-Dieu », Mélanges d’histoire ardennaise, 1876. p. 38-67.
André Poupart de Neuflize (1784-1836), Gérard Gayot (1941-2009), L’entrepreneur et l’historien : deux regards sur l’industrialisation dans le textile (XVIIIe –XIXe siècle), Presses universitaires du Septentrion, 2013, 260 p.