Histoire du site industriel

Le site industriel de l’Atelier d’Épernay est un établissement ferroviaire unique. Au cours de ses 165 années d’existence, le grand Atelier du chemin de fer de l’Est aura été tour à tour le plus important constructeur et « metteur au point » de locomotives à vapeur de France. Durant l’ère moderne, il se sera reconverti deux fois, en atelier réparateur de locomotives diesel puis en établissement directeur de séries de locomotives électriques. La ville d’Épernay doit son essor économique à cette présence cheminote. Celle-ci a aspiré l’activité de négoce du champagne qui en fait désormais sa renommée.

Les origines

En 1844, Épernay est une bourgade provinciale de 6200 âmes, le creuset d’une petite bourgeoisie rurale toute dévouée à Louis Philippe. Il faut alors 36 heures de diligence aux personnes pour rallier la capitale. Quant aux marchandises, principalement les vins effervescents et le bois, elles empruntent le cours de la Marne, cependant fort ombrageux.

La construction du chemin de fer de Paris à la frontière allemande est un véritable ballon d’oxygène pour la ville et sa région. L’exploitation de la ligne, commencée le 5 juillet 1849 jusqu’à Meaux, est poussée le 21 août suivant jusqu’ Épernay.

Sans la Révolution de 1848, Épernay n’aurait sans doute été qu’un centre ferroviaire de seconde importance. En effet, les plans primitifs de la Compagnie prévoyaient de concentrer dépôt et ateliers dans le prolongement de sa gare tête de ligne et à proximité immédiate de Paris, à l’exemple de la Compagnie d’Orléans à Ivry ou de la Compagnie du Nord à La Chapelle. Le rôle tenu par les cheminots lors des Journées de Juin, et notamment les ouvriers des ateliers de La Chapelle, devait toutefois inciter le gouvernement du général Cavaignac à imposer « le départ des insurgés en province » et empêcher que ne grossisse dans la capitale « la masse d’ouvriers révolutionnaires organisés et décidés ».

Sur le papier, l’Atelier d’Épernay se composait d’une rotonde «entière» pour les locomotives, de deux grands bâtiments pour les voitures ou wagons en réparation (avec bureaux et magasins), de deux autres bâtiments pour les forges et les ateliers de chaudronnerie, d’un atelier de montage et, enfin, d’un grand bâtiment pour les tours et l’outillage. Leur construction incombait à l’État mais, au moment de l’arrivée du chemin de fer à Épernay, du dire même de la Compagnie, rien n’avait été encore fait hormis quelques baraquements. C’est donc dans l’urgence que la Compagnie avait obtenu d’entreprendre elle-même les travaux, à charge pour l’État de lui rembourser les sommes investies, engagement qui sera à moitié tenu.

Rotondes du Dépôt (1854-55)
Rotondes du Dépôt (1854-55) – © collection D. THEVENIN

En avril 1850, seules les deux grandes remises pour les voitures et wagons étaient disponibles. Les autres bâtiments ne sont achevés qu’à l’été 1851. Une seconde rotonde sort de terre en 1856, identique à son aînée mais construite à l’économie: remplacement des colonnes en fonte par des poteaux en chêne, substitution de gouttières en zinc aux chéneaux en fonte.

Jusque vers 1855, l’Atelier assure l’essentiel des réparations des locomotives, des tenders et des wagons du réseau naissant et usinent les pièces détachées nécessaires. La ville d’Épernay vit et croît dès lors au rythme du développement de l’Atelier. Et c’est en vain qu’Auguste Perdonnet, membre du comité de direction de la Compagnie, milite pour que lui soit substituée Bar-le-Duc, jugée plus au centre du futur réseau. Une raison plus matérielle guidait Perdonnet : le prix des terrains et des matériaux, bien plus élevés à Épernay qu’à Bar-le-Duc.

Qui dit ateliers, dit besoins importants en main-d’œuvre qualifiée. Avec le chemin de fer, Épernay voit donc arriver progressivement de Paris, des hommes robustes, souvent célibataires, embauchés à des salaires supérieurs (calculés sur la base des barèmes parisiens) à ceux pratiqués localement (il s’agissait d’attirer une main d’œuvre qualifiée absente sur place) , imprégnés des accents révolutionnaires de Pierre-Jean de Béranger et Pierre Dupont, forts en gueule et friands de la chopine. À leur contact, la bourgeoisie rurale locale va évoluer. Les cafés-concerts naissants et surtout l’activité chorale vont participer pleinement à cette rencontre entre deux mondes étrangers que rien ne destinait à se mélanger.

Très vite aussi, le rapport de forces entre la Ville et la Compagnie tourne à l’avantage de cette dernière qui impose le déplacement physique de l’octroi afin que ses voyageurs et matériaux ne soient plus taxés, réduisant par cette action des recettes municipales pourtant vitales pour la cité.

Avec l’essor général des chemins de fer, les différentes compagnies en lice ont des difficultés à se procurer auprès des industriels les matériels roulants nécessaires à l’accroissement des trafics. La demande est telle que les plus importantes sont même contraintes à construire leurs locomotives en interne.

La Compagnie des chemins de fer de l’Est (qui a succédé nominalement à la Compagnie du chemin de fer de Paris à Strasbourg en 1854) s’attelle au problème. En avril 1855, elle informe ses actionnaires que les installations de l’Atelier d’Épernay et de Montigny-lès-Metz viennent d’être complétées. Un effort dont elle entend bien profiter au plus vite: « L’outillage considérable de ces ateliers nous permettra de maintenir en parfait état d’entretien tout notre matériel roulant. Il nous fournira, en outre, les moyens de construire avec économie, toutes les fois que le besoin s’en fera sentir, les locomotives que l’industrie privée ne pourrait livrer en temps utile. Il nous rendra ainsi plus indépendants des constructeurs et obligera ces derniers à réduire leurs prétentions à un taux modéré. »

L’essor

Le savoir-faire des ouvriers – déjà mis à profit quelque temps auparavant par le directeur du Matériel et de la Traction Henry-Hind Edwards lors de modifications techniques (pour pallier un manque de puissance liée à la qualité du coke employé) apportées à des locomotives livrées par François Cavé en 1847-1849 – est de nouveau sollicité. Par Clément Sauvage cette fois-ci, le nouvel ingénieur en chef du Matériel et de la Traction de la compagnie, qui supervise la construction, en 1856-1857, de 12 locomotives de type 030, puis, en 1858-1859, de 20 autres de type 120. Le début d’une longue chaîne qui ne s’achèvera qu’en 1930 avec la sortie des deux prototypes 141 701 et 702.

© collection Pierre GUY

Au total, l’Atelier d’Épernay aura étudié et produit 765 prototypes et locomotives de série et procédé à la transformation profonde ayant amené une nouvelle numérotation de 141 autres machines.

L’annexion de l’Alsace-Lorraine en 1871 fait perdre à la Compagnie une partie importante de ses installations de construction et de réparation de ses matériels roulants. Elle est notamment privée du site de Montigny-lès-Metz, l’un de ses trois grands ateliers voitures et wagons avec La Villette et Mohon. Et si la décision de remplacer Montigny par la création de nouveaux ateliers à Romilly-sur-Seine est prise dès 1874, il faut attendre 1884-1887 pour que ceux-ci deviennent réalité, pour le plus grand profit d’Épernay qui a accueilli en 1870 une partie des ouvriers de Montigny, accompagnés de leurs familles. Pendant une vingtaine d’années, l’Atelier va ainsi ajouter à la construction et à la réparation des locomotives (et à la fourniture de pièces détachées), celles des voitures et des wagons.

Les besoins de la Compagnie de l’Est ne cessant de croître, il est bientôt nécessaire d’améliorer et de compléter les installations. Une première phase voit la construction des fonderies de bronze (1876) et de fonte (1889) et de l’atelier de montage à 34 fosses transversales (1877). Une seconde phase conduit à la création de l’atelier des roues (1889) et de l’atelier de montage à fosses longitudinales (1894). Impulsée par le directeur du Matériel et de la Traction Louis Salomon, cette dernière phase fait appel à des bâtiments modernes inspirés de l’industrie ferroviaire britannique (structures métalliques, charpentes en sheds à versants inégaux) qui permettent une meilleure rationalisation du travail mais aussi une surveillance accrue des ouvriers. C’est à cette époque aussi que l’une des deux rotondes est transformée en atelier de peinture.

L’Atelier est alors à son apogée et quelques-unes de ses productions mises à l’honneur à l’occasion des Expositions universelles de 1889 (présentation d’une 031T de banlieue) et 1900 (présentation de la locomotive compound 2411 pour le service des trains express). Age d’or aussi pour la ville, qui se poursuit jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale. En 1881, elle compte 16 200 habitants et, sur les 3 230 salariés recensés par les services préfectoraux (hors religieux, commerçants et enseignants), 1 610 des travaillent à l’Atelier, soit un actif sur deux, chiffres qui traduisent bien le poids de la communauté cheminote au sein de la cité. Le formidable développement de l’économie locale pendant cette période (avec, par rang d’importance, la chapellerie, le commerce, le transport, le bâtiment et, loin derrière, le négoce des vins de Champagne) est directement lié à l’activité ferroviaire. Dans tous les domaines (social, associatif, commercial, festif, mais aussi urbanistique), la ville vit sur le rayonnement cheminot.

Les déséquilibres locaux

Cependant, malgré cette reconnaissance, le climat au sein de l’Atelier se délite. Il ne se passe pratiquement pas un jour sans que l’on ait à déplorer un accident du travail en raison des cadences imposées dans un environnement encore trop souvent mal adapté. Et le recrutement de vigiles «commissaires de la sécurité» extérieurs à l’entreprise est perçu comme une forme de surveillance supplémentaire. De plus, bien que la Compagnie multiplie les bons résultats financiers, diverses décisions suscitent le mécontentement tels le non-paiement des journées chômées lors des inondations de février 1910 et la suppression de primes de fin d’année. Confrontés à la chute du prix d’achat du raisin imposée par les négociants et à l’arrachage des vignes suite au phylloxéra, le monde viticole connaît lui aussi une crise de confiance qui renforce la morosité ambiante. Le 14 octobre 1910, le premier mouvement de grève de l’histoire de l’Atelier est déclenché à l’instigation de la section locale du Syndicat national des travailleurs du chemin de fer, qui peine cependant à se développer: seuls 186 ouvriers et employés cessent le travail. Les meneurs, dont le charismatique Jules Lobet, futur (et premier) député socialiste de la Marne, sont arrêtés et révoqués comme la plupart des grévistes. Cette manifestation est malgré tout le prélude à une longue vie syndicale et politique qui opposera en permanence les leaders syndicaux ouvriers et les élites conservatrices de la ville.

Pendant la guerre de 1914-1918, l’Atelier, à proximité immédiate des lignes de front, est la cible de nombreux tirs et bombardements allemands, mais les destructions ne seront jamais à la hauteur de l’importance stratégique du site. Quoique partiellement transformé en hôpital de campagne, l’Atelier participe à l’effort de guerre, usine des obus et répare du matériel militaire. Il continue d’assurer en parallèle sa fonction première, assure la remise en état des matériels ferroviaires et reprend en 1915 la transformation et même la construction de locomotives suspendues depuis l’ouverture des hostilités.

À l’issue du conflit, une grave crise des transports sévit sur le tout territoire et touche de plein fouet la compagnie qui doit réorganiser son réseau et son parc de matériel et réintégrer le personnel démobilisé. Pendant l’entre-deux-guerres, la Compagnie doit faire face à Épernay à une forte agitation politique et sociale au moment où formation et organisation deviennent les maîtres mots du fonctionnement de l’Atelier.

Les cheminots © collection Pierre GUY

Dans la continuité du congrès de Tours en 1920 et de l’écartèlement de la CGT (1921), la scission au sein du syndicat local est consommée. Militants CGT et CGTU se voient opposer par la direction locale le syndicat ouvrier chrétien afin de limiter « l’emprise bolchevique ». Ce dernier est particulièrement influent au centre d’apprentissage où sont placés des instructeurs militants chrétiens (dont Roger Menu, futur maire d’Épernay et sénateur de la Marne) chantres de l’avènement de la promotion professionnelle qui doit garantir la meilleure formation des futurs agents de maîtrise. Parallèlement sont mis en place les grands principes d’organisation du travail inspirés de l’industrie anglo-saxonne. L’Atelier d’Épernay est un précurseur en la matière.

C’est dans ce contexte que l’établissement construit ses derniers prototypes, à commencer par la légendaire 41 001 (241 A 1 SNCF préservée à la Cité du Train) qui effectue ses premiers tours de roue le 9 janvier 1925 devant une foule de badauds éblouis. Première Mountain européenne et, selon la presse, la locomotive la plus puissante d’alors, elle a été étudiée par les services de l’ingénieur F. Duchâtel, construite puis mise au point par les contremaîtres et ouvriers des ateliers, témoignage de leurs grandes compétences professionnelles. Suivent, en février et mai 1930, les 141TC 701 et 702 destinées à la remorque les rames métalliques de la banlieue de Paris-Est, qui apportent le point final au volet «constructeur» de l’Atelier. Celui-ci se consacre désormais entièrement à la fabrication et à la réparation de pièces détachées, ainsi qu’à la révision périodique de l’ensemble du parc des locomotives vapeur et de tenders du réseau.

La première reconversion
Vue des ateliers – © collection Pierre GUY

À l’issue de la Seconde Guerre mondiale où, en dépit de la surveillance permanente de l’occupant, les ouvriers de l’Atelier ont apporté aide et soutien à la Résistance locale (plusieurs ont payé de leur vie cet engagement), la fin de l’activité vapeur se dessine avec les derniers gros travaux de transformation apportés en 1947-1948 aux douze 230 K converties au fuel pour la remorque des trains drapeaux de Paris à Strasbourg. Dans le même temps, l’arrivée des 040 DA Baldwin, livrées à partir de 1946 dans le cadre du Plan Marshall, annonce l’ère de la technologie diesel. Désigné en 1953 comme «atelier directeur» chargé de la réparation des locomotives diesels-électriques à moteurs lents de l’ensemble du parc SNCF, Épernay prépare sa reconversion. Dès 1952, forgerons, fondeurs, chaudronniers et monteurs se forment progressivement aux nouveaux métiers et outillages liés à ce type d’engins, ce qui exige d’une main-d’œuvre relativement âgée (46 ans et plus d’âge moyen en 1954) beaucoup d’efforts d’adaptation. Les réparations vapeur continuent cependant d’être assurées jusqu’à l’extinction des derniers feux à la fin des années 1960. De cette époque date aussi le début de la spécialisation des établissements SNCF dans la réparation d’organes. Dans ce contexte, Épernay devient quelques années plus tard atelier-directeur d’organes des indicateurs-enregistreurs Flaman et Téloc, de certaines catégories d’essieux, des agrès de levage, des matériels de relevage des engins déraillés, etc.

La fin de l’activité industrielle

Durant une trentaine d’années donc, le hall du montage – cœur de l’activité des ateliers – va sentir le gazole. Cependant, la perte de vitesse du diesel, notamment du diesel de manœuvres, fer de lance de l’Atelier, n’annonce rien de bon (les dernières interventions diesel datent de 1982-1983). Fort heureusement, la révolution TGV vient fort opportunément à son secours.

La décision de confier l’entretien des futures rames à grande vitesse à l’Atelier d’Hellemmes conduit en effet à délester celui-ci d’une partie de ses activités, en l’occurrence la maintenance de locomotives électriques. Épernay connaît ainsi, à partir de 1978, une seconde reconversion.

Pendant plus de 25 ans, l’Atelier se voit confier plusieurs séries de locomotives électriques à courant alternatif monophasé (BB 12000, BB 13000, BB «Alsthom») pour révision, réparation accidentelle ou modification.

Mais les effectifs (qui ont culminé à plus de 2100 personnes en 1944, dont beaucoup d’auxiliaires et de femmes embauchés durant le conflit) ne cessent de diminuer au rythme des organisations nouvelles, des améliorations de la productivité et des cycles de maintenance allongés. Amorcée en 1990, la nouvelle organisation de l’Entreprise par activités, dont chacune devient propriétaire de son parc d’engins moteurs, n’est pas faite non plus pour faciliter la santé des établissements réparateurs de matériels anciens comme Épernay.

Envisagée pour le 1er janvier 2000, avec report d’une partie du personnel sur le futur établissement de maintenance des TGV Est (Technicentre Est européen de l’Ourcq), la fermeture de l’«établissement industriel» d’Épernay est momentanément différée par suite de l’ouverture en 2006, à quelques hectomètres de là, sur les deniers de la région, du «Technicentre Champagne-Ardenne» chargé de la maintenance (de type dépôt) de l’ensemble du matériel régional TER: une bouffée d’oxygène pour les agents les plus jeunes, les «anciens» restant occupés dans l’atelier de montage à la réparation d’organes. Une situation qui, pour ces derniers, perdurera jusque 2014, date arrêtée pour la fermeture définitive du site.


Sommaire du dossier


Pour en savoir plus

Pierre GUY, Les cheminots d’Épernay, tout un monde ! dossier mis en ligne, décembre 2023
Pierre GUY, Histoire du chemin de fer d’Épernay, éd. Guéniot, 2013