Un pays rural, arriéré, enfoncé dans les traditions, entre les mains de sociétés secrètes criminelles ? L’Histoire apporte un démenti catégorique.
La région recouverte par le Royaume des Deux Sicile (la botte italienne à partir de Naples et la Sicile proprement dite), est riche d’histoire. Elle a été le creuset des cultures depuis l’Antiquité. Elle a été de ce fait le lieu de toutes les convoitises, entre Rome et Carthage dans l’Antiquité, entre Byzance et Rome, au Moyen-Âge et singulièrement, à partir du XIIIe siècle, entre les rois français et les rois d’Aragon. Ce sont ces derniers qui finalement s’installent à Naples, leur vraie capitale, puis leurs successeurs Habsbourg, jusqu’à la guerre de Succession d’Espagne, au début du XVIIIe siècle. Celle-ci recompose l’Europe méditerranéenne, et en particulier la péninsule italienne, devenue le terrain des convoitises et des influences entre les grandes puissances européennes.
L’arrivée au pouvoir de Charles de Bourbon va provoquer un élan considérable, une ouverture, une modernité, servis par un souverain ambitieux et intelligent, mais aussi, autour de lui, par des personnalités cultivées le plus souvent affiliées à la franc-maçonnerie, laquelle, née en Écosse, conquiert l’Europe « éclairée ».
Charles de Bourbon veut suivre la politique de grandeur et d’indépendance commerciale qui ont caractérisé le règne de arrière-grand-père Louis XIV et son ministre Colbert. Mais cela va bien au-delà, car il y a, dans l’entourage de Charles de Bourbon, la volonté de réduire les inégalités et la pauvreté par le travail, de créer les conditions d’une vie honnête et digne, de généraliser la culture. Nous sommes à l’époque de l’Encyclopédie et des Philosophes des lumières, ne l’oublions pas. Charles de Bourbon est à mettre aux côtés de Catherine de Russie, Marie Thérèse d’Autriche ou Frédéric II de Prusse, parmi les despotes « éclairés ».
Il s’agit donc de favoriser l’industrie et de la protéger par un protectionnisme sourcilleux. Les productions napolitaines reçoivent un sceau qui les identifie, un label de qualité, en somme. L’aiguillon représenté par les commandes de l’État (construction de chantiers d’envergure, tous les beaux-arts et les arts appliqués mobilisés) entraîne le reste. Charles III fait construire les palais de Naples, Capodimonte et Caserta, qui seront richement meublés et décorés. Il crée la manufacture de porcelaine de Capodimonte et protège ouvertement l’industrie de la soie mise à mal par la concurrence du coton, très populaire.
Il protège les artistes et les musiciens et fait construire le théâtre de l’Opéra, actuellement le plus ancien d’Europe, à l’acoustique exceptionnelle du fait de sa structure en bois. L’éclat économique et culturel est tel qu’il se poursuit encore pendant toute la première moitié du XIXe siècle, avec les successeurs de Charles, son fils Ferdinand IV et son petit-fils François 1er.
Le premier bateau à vapeur et la première compagnie de navigation en Méditerranée sont l’œuvre de Naples en 1823. En 1854, le premier vaisseau à rallier New York est napolitain. La première ligne ferroviaire relie Naples à Portici en 1829.
Le tableau des industries napolitaines comprend l’agroalimentaire, dont les célèbres pâtes, les liqueurs, les vins, les fromages, l’huile évidemment. La création des sorbets (à l’origine destinées aux hôpitaux) est à l’origine d’une mode qui envahit l’Europe. À côté de l’alimentation, les industries de la céramique et du verre sont organisées en manufactures, intégrant le « bureau des modèles » et l’innovation technique. Les industries de luxe concernent la soie et le corail pour la bijouterie. L’industrie du papier est une autre industrie-phare. Mais surtout, la nécessité de disposer d’une industrie métallurgique pour la fabrication d’engins militaires et l’équipement des navires, conduisent à l’exploitation des mines de fer de la Calabre.
Les mines de fer d’Italie et des iles (en particulier l’ile d’Elbe), sont connues depuis la plus haute Antiquité et on y extrait un minerai de bonne qualité. Cependant, les structures d’exploitation n’ont pas évolué depuis des siècles, et la compétition de fers étrangers meilleurs marchés ralentit les efforts de modernisation. Toutefois, comme on le verra à Mongiana, Charles de Bourbon et son entourage éclairé cherchent à édifier une vraie industrie métallurgique, qui, en 1860, à la veille de l’unification politique, employait quelques 1500 ouvriers. Elle est abandonnée par le gouvernement de Piémont-Savoie et met fin à ses activités en 1881.
Malgré cet échec, tout ce qui a été exposé n’a rien d’un pays sous-développé. Mais on s’est évertué, pour justifier la mainmise du nord sur le midi, à diaboliser ce qui a été présenté comme les tares du système : une politique économique décidée « d’en haut », des manufactures d’État, la faiblesse des rendements, un paternalisme à tous les niveaux, le caractère encore très artisanal de beaucoup de productions. C’est incontestable. Mais c’est aussi la foi en une nouvelle société que l’on voyait poindre, une société industrielle qui aurait respecté le savoir et le talent. En cela, la posture des souverains napolitains était complètement à contre-sens : alors que la Grande-Bretagne inventait le travail de masse à partir de la main d’œuvre orpheline ou indigente que l’on plaçait devant les machines, le royaume de Naples portait aux nues l’amour du travail bien fait par des ouvriers savants, instruits et bien logés.
Ceux-ci allaient bien vite disparaître sous les coups de boutoirs de la libre entreprise et de l’industrie de masse produite au nord, pour qui le sud n’était qu’un marché qu’il fallait inonder, en emportant, au le passage, tous les témoins d’une société incapable de lutter. Les industries du sud ne tardèrent pas à disparaître, les ouvriers à partir vers le nord s’embaucher dans de vastes usines et le pays à tomber lentement mais sûrement, dans la misère et l’ignorance. Et l’Europe n’y changea rien. Bien au contraire : elle obligea Naples, dans les années 1970 à se défaire de ses aciéries de Bagnoli, créant un vide supplémentaire, et acculant de plus en plus le Mezzogiorno dans le divertissement touristique, pour toute perspective.
Les autres chapitres du dossier :
- Introduction
- Le rôle des Bourbons de Naples
- San Leucio, un projet utopique ?
- Mongiana (chapitre à venir)