Un patrimoine à défendre

Les magasins à succursales se sont effondrés avec la société qui les avait vu naitre, celle de la deuxième révolution industrielle, disparue elle aussi, corps et biens dans le dernier tiers du XXe siècle.
Ils tentent de multiples stratégies pour poursuivre leur développement mais la fragilité du système se fait sentir dès les années 1950.
Dans un premier temps, ils innovent. Imitant le précurseur Goulet-Turpin, les Docks Rémois créent un hypermarché Radar dans le nouveau quartier Wilson en 1968, et implante des succursales dans les nouveaux quartiers comme Châtillons et Croix-Rouge à Reims. Mais dans le même temps s’opère la fermeture de nombreuses succursales, y compris parfois au profit de la naissance d’une supérette et après entente entre deux groupes à cause de la proximité trop rapprochée de magasins concurrents. Ce phénomène concerne autant la ville que la campagne où la fin de l’exode rural accélère le processus des fermetures.
À partir de la fin des années 1960, les entreprises enchainent fusions et rachats ou prises de participations par des financiers. Aux Docks Rémois, la société prend le nom de « Radar », enseigne des hypermarchés, en 1972-73 ; les banques Crédit Commercial de France et Union des Assurances de Paris sont alors majoritaires dans le capital. Une des quatre sociétés de gestion du groupe, « Nord-Est Alimentation » couvre la région. Le groupe est le 2e succursaliste français derrière Casino ; il gère 18 sociétés, plus de 2000 succursales au Nord de la Loire. Mais les enseignes Familistère disparaissent dès 1975, et même si la société montre encore en 1979 des velléités d’expansion en rachetant Paris France (qui possède les enseignes les Dames de France et les Trois quartiers), les premières difficultés financières se manifestent en 1982, année à la fin de laquelle le groupe affiche plus de 100 millions de francs de pertes. Il vend ses 15 hypermarchés et ses cafétérias à Cora en 1984, opération qui ne comble pas le déficit. L’année suivante, Primistères Félix Potin lance une OPA sur l’entreprise dont le sort est scellé en quelques mois. Nord-Est Alimentation ferme à la fin de l’année 1987 et les magasins Radar restants sont repris par Félix Potin ou cédés progressivement à d’autres groupes comme Promodès (enseignes Shopi et 8 à Huit).
Que devient alors le patrimoine de l’entreprise ?

Les ateliers de Bétheny

Ils sont repris en 1988 par un promoteur, A3C, qui conserve les bâtiments en meilleur état et transforme le site en zone d’activités partagée aujourd’hui entre une cinquantaine d’entreprises qui font vivre environ 200 employés.
Les anciens quais couverts qui occupaient l’espace entre les bâtiments sont devenus des rues. Mais les deux voies latérales, plus étroites, restent des parties privatives. Fleurissent alors des équipements liés aux nouvelles activités implantées ou à la mise aux normes d’accès handicapés, ce qui se traduit souvent par le bétonnage des trottoirs afin d’y aménager des rampes d’accès.

Terrasses et béton dans l’actuelle rue Ganteaume
Terrasses et béton dans l’actuelle rue Ganteaume – Cliché Maryse Baudson, 2021

Une partie du site a été détruite. La moitié d’un bâtiment a été rasé ; les façades de l’ancienne charcuterie sont maintenant doublées d’un parement métallique. Quant à la cheminée, elle fut démolie au nom de la sécurité.
L’extension Est du site, achetée par le Foyer Rémois, est occupée par une « cité-jardin ».
Et le plan du nouveau collège Maryse Bastié rappelle le stade d’athlétisme du FCR, le Family Club Rémois, détaché en 1925 de l’Union sportive des Docks et installé en grande partie sur la commune de Reims. Un élément de l’ensemble sportif des Docks qui comprenait un terrain de football, un terrain de basket, une piste en mâchefer (éclairée, afin de permettre l’entraînement nocturne en hiver), des terrains de boules ainsi que des bâtiments occupés par la section ping-pong et un vestiaire.

Le siège social

Au centre-ville, l’immeuble Talleyrand domine toujours le carrefour avec la rue de Vesle. Dès 1978, 4 de ses niveaux avaient été occupés par un Monoprix ; ils furent repris par la société Finextel à la disparition des Docks, puis se sont installés des bureaux du journal l’Union, d’autres magasins…
La fontaine située sous l’escalier d’honneur a disparu. Et comme les groupes sculptés surplombant l’entrée du « Grand Familo » ont été déposés, en raison de leur poids, au Musée des Beaux-Arts avant la Seconde guerre mondiale, plus rien ne rappelle l’aventure succursaliste originelle.

Les succursales

Quant aux succursales de caractère, rares sont les témoignages de leur identification particulière qui ont été préservés. Après 1954, les succursales fermées furent transformées en logements ou reprises par d’autres commerces.

Une façade sans marque de son passé
Une façade sans marque de son passé (à l’angle des rues de Bétheny et Paul Bert) – Cliché Maryse Baudson, 2019

Un autre édifice, un témoin des œuvres sociales avancées au sein des Docks Rémois, la crèche Théron, est voué à disparaitre rapidement et totalement.

La crèche Théron vouée à disparaitre
La crèche Théron vouée à disparaitre. Le relief « Crèche Théron » se situe au faite du mur côté cour. Côté rue s’affiche le nom de l’association (actuelle Structure Petite Enfance) qui gère un ensemble de crèches à Reims – Cliché Maryse Baudson, 2021

En 1907, l’épouse de Louis Théron, administrateur-fondateur des Docks Rémois avait permis, par un legs de 45000 F or, la construction, par l’architecte Alphonse Gosset, de cette crèche qui pouvait bénéficier au personnel de la société. Elle a fonctionné jusqu’en septembre 2019 mais se retrouve condamnée à la démolition ; argument avancé : le coût d’une mise aux normes actuellement exigées.

Panneau sur la boulangerie
Panneau « la boulangerie » – © Ville de Betheny

Un patrimoine rural et urbain est donc en train de disparaitre ou d’être détourné de son sens dans l’ignorance complète. La partie du patrimoine conservée pour sa valeur et sa possible réutilisation met en avant ce qu’il représentait dans l’Histoire locale, cette exception rémoise dans la naissance du succursalisme, au moyen de visites organisées à la demande ou d’un parcours de découverte constitué de panneaux apposés sur les murs des anciens entrepôts de Bétheny, panneaux équipés de QR Codes renvoyant à des fiches de données complémentaires ; une initiative encouragée et financée par la municipalité.

Il faudra encore du temps pour admettre que ces bâtiments relèvent du patrimoine industriel et que le succursalisme a été une forme originale d’entreprise commerciale innovante, dont le but était d’atteindre les plus petits villages, à une époque où les campagnes étaient encore peuplées et que les modes de déplacement individuels n’existaient pas ou peu.
Il reste également à trouver un statut d’archives à tout un matériel produit par les maisons à succursales, une mine d’informations sur les intentions voulues ou non de cette économie nouvelle, à destination d’une société de petites gens que l’on initie de façon subtile aux règles de la vie bourgeoise : une cuisine élaborée par la diffusion des recettes que l’on recommande en fonction des produits (c’est la belle époque des repas du dimanche, des confitures et des conserves domestiques, mais aussi du gouter de 4h avec la barre de chocolat dans un morceau de pain) et un mobilier spécialisé (buffet, commodes, fauteuils et chaises, etc) que l’on va protéger à coup de dentelles et de broderies maison alors que la salle de bain fait une entrée timide dans le quotidien.
Il est temps de mettre en place des moyens de préserver et mettre en valeur un patrimoine, considéré comme trop récent puisque daté du début du XXe s., rarement spectaculaire mais dans lequel toute une société s’est reflétée, une société dont nous sommes issus.


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