Par Jean-Louis Humbert, APIC
La firme Doré-Doré (DD), née en 1819 à Fontaine-les-Grès, y a maintenu jusqu’en 2011 la production de bonneterie. Cependant, le paternalisme omniprésent qui avait fait son originalité pendant plus d’un siècle avait commencé à disparaître avec le déclin de l’entreprise à la fin du XXe, même s’il marque encore profondément le paysage du village de son empreinte.
Cette politique patronale très ambitieuse présente les mêmes caractéristiques que celle menée à pareille époque à Bayel par la famille des verriers Marquot1. Sociale, hygiéniste et culturelle, elle tend à faire progresser moralement le monde ouvrier en lui imposant l’épargne, la tempérance, la scolarisation… tout en favorisant l’existence et le développement de l’entreprise.
Évoquant Fontaine-les-Grès au début des années 1930, André Doré parle de « village adapté »… à la vie de cette dernière2. Il le demeure jusqu’à la fin du XXe siècle.
Doré-Doré, l’industrie au village
Lorsqu’André Doré reprend les rênes de l’entreprise familiale au début du XXe siècle, la production est toujours réalisée dans des ateliers dispersés autour de Fontaine-les-Grès, organisation qui va durer bien après sa disparition en 1964.
Jean-Baptiste Doré, un messager devenu bonnetier
Au début du XIXe siècle, la bonneterie apporte un complément de revenu aux cultivateurs de Champagne pouilleuse. Chaque vendredi, l’artisan paysan vient vendre sa production à Troyes et acheter la matière première nécessaire à la fabrication.
En 1819, Jean-Baptiste Doré (1778-1863), artisan aux Grès, lieu-dit du hameau de Fontaine Saint-Georges3, propose à ses voisins d’être leur messager, c’est-à-dire de leur éviter des déplacements en s’occupant pour eux des ventes de produits et des achats de fils. Ni filateur, ni mécanicien, il accumule le capital dans le négoce : distribution du travail textile dans les campagnes, où le tissage côtoie la bonneterie jusqu’en 1810-1820, et commercialisation de cette production artisanale.
Son frère Laurent Doré (1796-1881) lui succède en 1835. Il regroupe des ouvriers dans une petite structure et crée également des ateliers familiaux dans les communes voisines. En 1844, il s’associe avec son gendre Élie Doré (1819-1899), puis avec ses beaux-frères Jules (1834-1886) et Gaston Doré. La marque DD (Doré-Doré) est créée en 1862 par Élie Doré qui, épousant Zoé, une cousine germaine du même nom, décide d’accoler leurs deux patronymes. Il dirige l’entreprise jusqu’en 1881, année où est déposée la marque DD. Il y introduit un premier métier Cotton dès 1863, la fait participer à l’Exposition universelle de 1867 à Paris, où elle obtient une médaille d’or, et installe un premier représentant à Paris en 1880 afin de coordonner les ventes. Philippe Gustave Saint-Ange Doré (1854-1931) puis André Doré (1887-1964) lui succèdent.
La société demeure spécialisée dans le chaussant, bas et chaussettes. L’essor de l’usine de Fontaine, agrandie en 1890, puis entre 1907 et 1914, n’empêche pas le maintien du réseau de fabricants à domicile auxquels elle fournit la matière première, les machines et parfois des financements. Avant le premier conflit mondial, elle emploie 1000 personnes, dont 325 travaillent dans l’usine mère. Elles confectionnent 180 000 douzaines de bas et de chaussettes par an. La relative dispersion de la main d’œuvre « aux champs » empêche le développement des mouvements sociaux propres aux concentrations ouvrières citadines. Pour les éviter, les bonnetiers troyens, après la grande grève de 1900, redéploient d’ailleurs une partie de leur production dans les ateliers familiaux ruraux.
Un travail à domicile surtout
Pendant le premier conflit mondial, la maison travaille pour l’Intendance militaire. Le 19 février 1916, Doré & Fils sollicite le préfet pour obtenir un sursis d’un mois pour un de leurs ouvriers, mobilisé le 8 janvier 1916. Cet employé est le chef des expéditions, seul affecté à ce service, sa présence est indispensable. Depuis son départ, les moyens de fortune essayés pour le remplacer n’ont guère donné de résultats. Ils attendent une réponse favorable pour continuer leur industrie et assurer le salaire des 300 employés. Un rapport du sous-préfet de Nogent du 20 février 1917 précise les difficultés que connaît la production : « À Fontaine-les-Grès, la maison Doré qui a plusieurs commandes de faites par l’Intendance n’a pas chômé jusqu’à ce jour, mais la production actuelle est à peu près la moitié de la production normale par suite du manque d’ouvriers professionnels, ceux employés fournissant un rendement inférieur en raison de leur inexpérience et des mauvaises matières. Pour suppléer au manque de combustible, l’établissement se chauffe avec charbon et bois mélangés. Ce qui devient le plus pressant pour cette maison, c’est l’essence, les livraisons s’obtenant difficilement. Cette essence est indispensable pour la fabrication se faisant en ateliers de famille, les métiers étant actionnés par de petits moteurs. La maison Doré a fait à l’autorité militaire une demande d’enlèvement pour une commande d’essence faite à la maison Deutsch et espère avoir prompte satisfaction ».
Après la Grande Guerre, André Doré – qui va diriger l’entreprise de 1908 à 1958 – impose l’emploi systématique des cadeaux remis à la clientèle, de la publicité sur les lieux de vente (PLV) et sur les panneaux d’affichage des villes. La première campagne nationale d’affichage est réalisée en 1933 avec les petits marins dessinés par Gad. Ils séduisent la clientèle des enfants, auxquels DD offre en 1939 une série de livres illustrés par Poulbot. Les marins de Gad seront utilisés jusqu’au début des années 1970, marquant profondément les consommateurs. Les slogans misent sur l’élégance, le confort, la solidité. L’image de DD se construit à cette époque en diffusant un produit classique et de qualité qui n’exclut pas le lancement de produits nouveaux : chaussette de tennis, chaussette pour vélocipédiste, socquette. En 1926, le dépôt de la marque “DD International” confirme la réputation mondiale de l’entreprise.
L’organisation du travail n’y évolue pas fondamentalement au fil des décennies. En 1924, un journaliste de L’Illustration témoigne : la Maison Doré-Doré, « est l’une des plus anciennes fabriques de bonneterie du département de l’Aube. […] Elle s’est toujours spécialisée dans une fabrication très soignée d’articles de bonneterie, tels que bas et chaussettes, dont les nouveautés rivalisent avec la qualité. C’est une des rares maisons qui ait conservé, grâce à ses “ateliers familiaux” les anciennes méthodes de fabrication sur “petit métier”. En effet, à côté de la fabrication sur métier moderne à grande production, il existe encore une spécialité de très belle bonneterie, fabriquée sur des métiers à production très lente, dits “petits métiers”. […]. C’est ce matériel qu’utilise la maison Doré-Doré dans les nombreux petits ateliers qu’elle a répartis dans les différents centres de l’Aube, et jusque dans les plus humbles villages.
En général, toute la famille est occupée aux différentes phases de la fabrication : bobinage, rebroussage et tissage ; de plus, quand cet atelier familial atteint une certaine importance, ces petits métiers, Hollandais, Linard ou Auroy, sont mus mécaniquement au moyen d’un moteur à essence. La fabrication de ces articles supérieurs occupe également un grand nombre d’ouvrières à domicile, soit au remmaillage, à la couture ou à la broderie. Ces ouvrières, les unes sans cesser de prodiguer leurs soins à leurs enfants et à leur ménage, les autres, pour occuper les longues veillées d’hiver, trouvent ainsi un travail facile leur permettant d’améliorer la situation budgétaire de la famille.
Nous nous sommes fait un devoir de signaler tout spécialement à nos lecteurs une forme d’industrie aussi intéressante, et dont le but social ne leur échappera pas. Ce sont ces anciennes méthodes de fabrication, conservées avec un soin jaloux, et perfectionnées sans cesse, qui ont valu, à juste titre, à la marque DD sa réputation universelle ».
En 1931, André Doré présentant son entreprise devant la Société d’études et d’applications sanitaires de l’Aube, ne dit pas autre chose. « En 1930, l’entreprise comprend la maison principale des Grès, ou siège, et des ateliers de famille disséminés dans le département. Elle emploie aux Grès 325 personnes des deux sexes principalement occupées dans les bureaux pour la direction, la correspondance, la comptabilité ; dans les magasins de matières premières ; dans les ateliers d’apprêt, les services d’expédition, ou les équipes de construction et d’entretien. Ces employés habitent les Grès et les communes avoisinantes.
La fabrication est entièrement faite à domicile, dans de petits ateliers dont la plus grande partie revêt le caractère d’ateliers familiaux. Les demandes d’embauchage étant très nombreuses, les candidats sont toujours inscrits longtemps à l’avance, souvent pendant plusieurs mois, et même plusieurs années avant leur entrée à la maison. Le matériel appartient à Doré-Doré. L’ouvrier recrute librement son personnel. Il travaille aux pièces. Les voitures de l’entreprise passent à jours réguliers chez lui pour lui apporter les matières premières et reprendre les marchandises fabriquées. Les contremaîtres chargés spécialement de la surveillance de ces ateliers passent fréquemment pour surveiller la qualité de la marchandise produite et la bonne tenue de l’atelier et du matériel ». On notera pourtant qu’en 1933, la maison Bentley livre le premier métier circulaire Komet à double cylindre à l’usine des Grès.
André Doré poursuit : « En dehors de ces petits ateliers, la finition (remaillage, couture, broderie) est également faite à domicile par des femmes de cultivateurs ou d’artisans. La plupart du temps, des voitures de la maison passent régulièrement pour leur apporter l’ouvrage, et reprendre ce qui est fait. Elles servent également chaque jour à prendre, le matin à leur domicile, les employés du dehors et à les reconduire le soir. En outre, ces voitures sont mises à la disposition du personnel pour des courses urgentes ».
En 1950, Pierre Fort, instituteur aux Grès et auteur d’une brochure pédagogique consacrée à la bonneterie, confirme la persistance du travail à domicile. « Malgré la concurrence des grandes usines de Troyes, la fabrique Doré conserve de nombreux ateliers familiaux, dispersés dans toutes les communes autour de Fontaine-les-Grès, à Troyes, et jusqu’à Bar-sur-Aube. Dans ces ateliers travaillent les façonniers qui fabriquent bas, chaussettes, socquettes. Ces ouvriers possèdent ou louent leur logement et leur atelier ; la maison Doré leur confie les machines. Des camions de l’usine des Grès desservent régulièrement ces petits ateliers pour leur livrer les matières textiles, collecter les articles fabriqués et dépanner… La finition du travail se fait à l’usine des Grès ». De fait, poursuivant la tradition, une cinquantaine d’ateliers à domicile assurent la fabrication.
Pierre Fort ajoute : « L’usine des Grès demeure le siège principal de l’entreprise. On y trouve les bureaux de la direction, les laboratoires d’études de matières textiles, les magasins à matières premières (laine, coton4, etc.), des ateliers : remmaillage, couture, forme, apprêt ; les magasins de produits fabriqués, les services de comptabilité, de réception, d’expédition ; le magasin central et ses réserves, les ateliers de mécanique, de menuiserie ; la salle des machines électriques, le service des œuvres sociales, le dispensaire ». L’architecte Michel Marot est le maître d’œuvre des agrandissements réalisés à la fin des années 1950, visibles boulevard Doré.
Pierre Fort conclut : « L’usine Doré ne trouve pas suffisamment de personnel dans le village pour la bonne marche de ses services. Aussi, un service de ramassage a lieu tous les jours ouvrables. Un car, d’une quarantaine de places, très confortable, deux autres voitures, vont chercher les ouvriers dans les villages environnants, surtout dans la vallée de la Seine, et jusqu’à 12 et 15 kilomètres des Grès, touchant ainsi 14 villages. Beaucoup d’autres ouvrières et ouvriers viennent à bicyclette. Ils apportent leur repas de midi qu’ils peuvent faire réchauffer chez des amis, dans les cafés ; ou bien, ils peuvent prendre une collation à la “Popote” de l’usine ».
Les salaires versés par DD demeurent longtemps inférieurs à ceux perçus par les ouvriers troyens ou romillons, mais la politique sociale de l’entreprise offre de nombreuses compensations. André Doré est en effet un patron humaniste et paternaliste, bon père pour la grande famille que forment ses employés et unique détenteur de l’autorité en matière de création et de gestion des œuvres sociales qui améliorent leur vie.
Des commerces et des logements gérés par DD
Entre 1908 et 1958, Fontaine passe de 157 à 182 habitants et le hameau des Grès de 228 à 722 habitants. Cette croissance démographique est liée aux facilités accordées par l’entreprise pour l’installation de commerçants indépendants et de services, et à l’aide qu’elle apporte au logement de ses employés. Elle marque ainsi fortement et durablement l’urbanisme de la localité.
Commerces
Lors de la conférence qu’il donne à Troyes en 1931, André Doré précise que, depuis 1928, le hameau des Grès possède un Familia (épicerie, mercerie, légumes, laitage), édifié par Fernand Scalliet, architecte, 19 rue de l’Échiquier à Paris. À noter que Scalliet est aussi l’auteur du monument aux morts en 1922. L’œuvre de Fernand Scalliet demeure encore ignorée. En 1911, il construit avec son confrère Pierre Patout deux pavillons de belle prestance, dans le style dit « anglo-normand », au sein du parc de la polyclinique de Rueil-Malmaison. Ils sont réservés à l’isolement des patients « agités ». La réputation de la clinique de Rueil est nationale. On y soigne notamment le président de la République Paul Deschanel (1855-1922), après ce qu’on a pudiquement appelé son « aventure ferroviaire », il avait sauté d’un train en vêtement de nuit et eut toutes les peines du monde à justifier de sa très officielle identité. C’est également ici que meurt le dramaturge Georges Feydeau (1862-1921), orfèvre en matière de vaudevilles trépidants. Depuis 1946, l’ensemble de la propriété appartient à l’Institut français du pétrole.
Le nouveau bâtiment remplace le Familia ouvert en 1921 à proximité, à l’angle de la route nationale et du boulevard Doré. Les bénéfices du commerce sont répartis entre le gérant pour les deux tiers et le foyer des jeunes gens mis en place par l’entreprise Doré pour le tiers restant. Le Familia demeure visible boulevard Doré. Il devrait être rasé pour laisser place à un espace vert.
Pour le charbon et le bois, aucun marchand n’existant dans la commune, les achats du personnel se font par groupages.
L’habitation, le magasin, l’officine et le matériel du charcutier sont loués à des conditions très basses à une personne qui travaille pour son compte. Après sa fermeture, la charcuterie a été occupée par un bouquiniste jusqu’en 2011.
Le village étant dépourvu de boucher, l’entreprise construit une boucherie à laquelle sont annexés une écurie et une étable pour le bétail, un abattoir moderne et une triperie. Le magasin de vente sur rue comprend un étal à débiter la viande, une chambre froide et le logement du boucher. L’ensemble est pourvu de l’eau sous pression et de l’électricité. L’immeuble et le matériel sont loués au boucher qui est à son compte, avec, toutefois, l’obligation pour lui de fournir la viande avec réduction de 10% sur les prix de Troyes, en échange du fonds fourni gratuitement et du prix du loyer très bas. Le fonds de commerce, désaffecté, est encore visible en 2011 sur la route nationale.
La boulangerie, établie boulevard Doré à proximité des garages et des ateliers de menuiserie DD, est organisée comme la boucherie.
Par suite de l’installation de l’électricité dans la commune et du développement de la TSF, les besoins du personnel de l’usine dans ce domaine se font sentir rapidement. Doré-Doré installe un magasin dans lequel l’électricien travaille à son compte (1929). Celui-ci, Régent, installera plus tard l’électricité dans l’église Sainte-Agnès.
Lors de sa causerie, André Doré ajoute : « Récemment, nous avons installé un coiffeur (dans l’ancien Familia). Nous envisageons la création d’une buanderie publique fonctionnant entièrement mécaniquement ». Par ses aides à l’installation de commerces et de services, l’entreprise permet aux habitants de Fontaine-les-Grès de disposer des mêmes facilités qu’à la ville et conséquemment d’accepter de vivre au village. En 1929, elle est la première à créer un magasin d’usine destiné à son personnel : le relais-bonneterie où sont dès lors – et jusqu’au XXIe siècle – vendus les articles jusque-là proposés par le Familia5. La même année, une pompe à essence est installée en face du relais-bonneterie.
Logements
Avant 1914, DD achète des maisons anciennes et construit quelques maisons à destination de son personnel travaillant aux Grès, le parc immobilier y étant insuffisant. Les constructions s’intensifient après la Grande Guerre sous l’impulsion d’André Doré. Par leur salubrité et leur confort, ces logements respectent les principes mis en avant par le mouvement des habitations à bon marché (HBM). Par les espaces verts qui les entourent, ils s’inscrivent dans celui des cités-jardins.
Les maisons édifiées sont l’œuvre de plusieurs entreprises : maisons Novello de 1919-1920 ; maisons type A de 1919-1920, maisons type A amélioré de 1928, maisons type Georges de 1923, 1937 et 1938 (entreprise Tabacchi de Marigny-le-Châtel) ; maisons type 1929, 1930, 1936 et 1937 ; maisons type Simon de 1910, 1922, 1925 et 1928…
Les maisons collectives édifiées par l’architecte Fernand Scalliet au cours des années 1920 demeurent reconnaissables par leur ample toiture et leur couleur ocre lorsqu’il adopte le style régionaliste alors en vogue, ou par leurs frises décoratives géométriques lorsqu’il s’inspire des Arts déco. L’entente est telle entre Fernand Scalliet et André Doré que ce dernier lui confie le dessin des plans de la maison qu’il fait construire aux Grès en 1925 et que l’architecte devient un ami de la famille.
Doubles le plus souvent, les maisons destinées au personnel sont disposées de façon à donner à chaque logement une indépendance complète. Le type de logement proposé dépend du nombre d’enfants : deux pièces pour un ménage sans enfant, trois pièces pour un ménage avec un enfant, cinq pièces si le ménage a deux ou trois enfants et six pièces pour les familles nombreuses de six enfants et plus. L’entreprise a aussi, semble-t-il, voulu mettre un logement à la disposition des veuves de guerre, aux revenus amoindris par la disparition de leur époux.
Chaque logement comporte une cave, un grenier, une cabine de water-closets/sanitaire, et toutes les dépendances nécessaires : buanderie avec bac à laver, remise, poulailler-clapier, etc. Il dispose de l’électricité, du gaz – à partir de 1933 – et de l’eau courante, fournie par un château d’eau implanté à l’intérieur de l’usine. Il possède une cour, une courette de basse-cour et un jardin attenant de deux ares environ. Certains types de logements comportent le chauffage central. Le prix des loyers oscille de 300 à 1200 francs par an, sur une base de 200 francs par pièce.
Au final, l’entreprise finance la construction de 226 maisons et logements loués aux employés et aux cadres pour des loyers 60% moins chers qu’ailleurs. Après la Seconde Guerre mondiale, la notice de bienvenue remise aux salariés précise : « Prenez soin de votre logement. Parez-le et aimez-le. N’oubliez pas, madame, qu’un intérieur gai, une fleur dans un vase, un sourire sur vos lèvres : c’est le bonheur de votre mari et de vos enfants ». L’entreprise poursuit son effort de construction : maisons types 1950 rue du Stade et boulevard Doré (1950), immeuble SISPA, boulevard Doré (1952), HLM à partir de 1955, mais aussi maisons de cadres. Au cours des années 1960, Guy Marlier devient l’architecte attitré de Doré-Doré.
L’entreprise se préoccupe aussi des ouvriers des ateliers familiaux dispersés. En général, ceux-ci sont propriétaires de leur terrain. L’entreprise leur prête l’argent nécessaire à la construction de leur atelier et de leur habitation. À la fin des années 1920, les sommes ainsi avancées se chiffrent chaque année par plusieurs centaines de mille francs, remboursées dans un délai moyen de 10 ans. L’entreprise guide les accédants à la propriété dans l’établissement des plans de leur maison. Elle les laisse libres de choisir leur entrepreneur, mais en contrôle les conditions avant l’acceptation et surveille également l’exécution des travaux.
Jardins ouvriers
André Doré apporte beaucoup d’attention aux jardins ouvriers, lieux censés moraliser les travailleurs et favoriser leur hygiène.
Chaque ouvrier ou employé de l’entreprise a, autour de sa maison, un jardin potager où il peut s’occuper sainement et nourrir sa famille. En plus de ce jardin, l’entreprise donne gratuitement à tous ceux qui le désirent, un, deux et même trois jardins supplémentaires suivant l’importance de la famille. L’usine possède au chemin de Blives le “groupe des jardins supplémentaires DD” se composant de 172 parcelles de 250 m2 chacune. Elles sont confiées à la Société des jardins du personnel, créée en 1929 sous le nom de “Société des Jardins DD”. Cette société s’occupe des achats de fumier, de plants, de graines, etc. En 1931, elle fournit ainsi, dans des conditions particulièrement intéressantes, 1450 kilos d’engrais, 6000 francs de graines diverses, 1500 francs de plants de pommes de terre et 180 m3 de fumier.
La société Doré-Doré prélève sur ses cultures particulières et accorde gratuitement à la société tous les plants de légumes et de fleurs dont les sociétaires ont besoin. Elle les cède en se basant sur le prix du marché de Troyes, réduit de 50%. La vente de ces plants constitue donc une ressource pour la société des jardins qui, employée par la suite avec le produit de la petite cotisation de deux francs par an demandée à chacun, servent à diminuer le prix de vente du fumier et à offrir annuellement un cadeau de rosiers à chaque sociétaire.
La maison Doré assure gratuitement, avec ses voitures, la livraison à domicile du fumier et des engrais. Chaque année, elle organise plusieurs conférences au cours desquelles un professeur d’agriculture donne des conseils pratiques sur le jardinage et l’emploi des engrais. La société organise des excursions de découverte de jardins d’agrément (Versailles) ou utilitaires (Foyer rémois). À partir de 1927, elle met sur pied des concours annuels de jardins (fleurs, légumes). Des récompenses en espèces – de 1000 et 1200 francs – et en nature sont données comme prix. Affiliée à la Fédération des Jardins ouvriers de l’Aube, dès la naissance de celle-ci en 19306, la “Société des Jardins DD” participe aussi à des compétitions régionales et nationales florales et légumières qui développent un peu plus l’attachement à l’usine. En 1930 encore, une fête est instituée le jour de la Saint Fiacre, patron des jardiniers.
En 1936, les célibataires volontaires de la pension Sainte-Marthe se regroupent sous le nom de jardinières fleuristes et mettent en valeur le terrain sis à l’arrière de l’institution. C’est un progrès pour les femmes, même si on les fait en même temps fleuristes, le jardinage étant traditionnellement l’affaire des hommes.
Les jardins ouvriers du chemin de Blives sont toujours en activité.
La Popote
Fondée en 1919 dans une maison existante (l’actuel chalet du stade), la Popote est reconstruite en 1927 par l’architecte Fernand Scalliet. Elle offre aux jeunes gens célibataires travaillant pour Doré-Doré tous les services d’une pension de famille. En leur épargnant les soucis du quotidien, elle leur permet d’être plus disponibles pour l’entreprise.
En 1931, elle comporte, au rez-de-chaussée, une vaste cuisine avec un grand fourneau servant à la cuisson des aliments et à l’alimentation en eau chaude des diverses laveries. La cuisine est disposée pour servir également de poste de surveillance au gérant. Ce local entouré de baies vitrées de tous côtés, permet au gérant ou à la cuisinière, tout en préparant les repas, de surveiller, sans se déplacer, les entrées et les sorties, et la bonne tenue dans les réfectoires. Cette disposition offre également aux pensionnaires l’avantage de pouvoir se rendre compte que les aliments sont préparés avec les soins les plus minutieux. À côté de la cuisine se trouve une salle de plonge dotée de l’eau chaude et de l’eau froide, et de divers appareils destinés à simplifier la main d’oeuvre, telle une machine universelle pouvant rendre de multiples services (éplucher les légumes, moudre le café, hacher la viande, nettoyer les couteaux, etc.).
Deux vastes salles à manger, contiguës, rassemblent les pensionnaires à l’heure des repas ; la première est réservée aux pensionnaires proprement dits ; la seconde aux employés et ouvriers de l’extérieur ne prenant que leur déjeuner. Deux menus sont proposés. L’un, courant, comporte toujours un hors d’oeuvre ou un potage, un plat de légumes, un plat de viande, un dessert, du vin, du pain à discrétion et un café après déjeuner ; l’autre est un menu de régime. Le prix de la pension comprenant le petit déjeuner et les deux repas est de 9,25 francs par jour. Les repas pris au dehors sont déduits. Une petite salle à manger particulière est réservée aux pensionnaires qui peuvent en disposer moyennant le prix modique de 2,50 francs par jour, pour recevoir dans l’intimité leurs parents ou amis.
Toujours au rez-de-chaussée, à droite du vestibule, en entrant, se trouve la salle de billard et de bibliothèque avec bow-window donnant sur la rue : c’est le Cercle du personnel, fondé en 1928.
Au premier étage se trouvent le logement des gérants et les chambres des pensionnaires, coquettement meublées, avec toilette, eau courante et électricité. Le prix des chambres varie suivant leurs dimensions, de 60 à 80 francs par mois (fournitures, blanchissage du linge et ménage de la chambre compris dans ce prix).
On trouve également au premier étage, la lingerie, sept salles de bains et deux salles de douches.
Les salles de bains et douches sont à la disposition de tout le personnel, sans distinction, tous les samedis après-midi, et les prix sont fixés à deux francs pour les bains chauds ordinaires ; un franc pour les douches ; 50 centimes pour la location d’une grande serviette ; 30 centimes pour la location d’une petite serviette ou pour l’achat de savon.
Une chambre à deux lits est agencée pour les parents ou amis qui rendent visite aux pensionnaires. Une chambre noire est aménagée pour les amateurs de photographie.
Au second étage se trouvent des chambres plus modestes, toutes munies de l’éclairage électrique, avec poste d’eau dans le couloir. Le prix de ces chambres est, suivant leurs dimensions, de 40 à 50 francs par mois.
Au-dessous du bâtiment, se situent le sous-sol, la soute à charbon et la chaudière servant au chauffage de l’immeuble. On y trouve également une salle de jeux, ping-pong, etc.
Du côté jardin, attenant au bâtiment, une buanderie sert à jours fixes, à tour de rôle, soit aux garçons de la Popote, soit aux jeunes filles de Sainte-Marthe. Elle comprend une chaudière Fiels de 393 litres, de 5 m2 de chauffe, pour production de la vapeur et de l’eau chaude, une grande lessiveuse, un bac à barboter, une essoreuse, un séchoir mécanique chauffé par radiateurs et une repasseuse mécanique.
Dans le jardin, un jeu de boules et un portique avec agrès servent à divertir les jeunes gens, qui peuvent aussi s’employer à la basse-cour ou dans le jardin potager.
La Popote, devenue propriété de la municipalité, abrite un restaurant.
La pension Sainte-Marthe
La pension, fondée en 1919, est agrandie en 1926 par Fernand Scalliet. Elle est destinée aux jeunes filles vivant loin de leur famille et travaillant à l’usine. André Doré s’inscrit ici dans la tradition de l’ouvroir, qui veut développer chez elles la moralité et l’instruction professionnelle, en les mettant à l’abri des séductions de la liberté. La pension est dotée d’une chapelle en 1922, agrandie en 1930 avec l’aide généreuse de la maison Doré qui assume les deux tiers de la dépense.
La pension Sainte-Marthe est le pendant de la Popote, et, comme cette dernière, est organisée avec tout le confort désirable. En 1931, le prix de la pension est fixé à 8 francs par jour pour les trois repas. Comme à la Popote, on peut demander la cuisine de régime. Tous les repas pris en dehors sont déduits.
Le bâtiment présente à droite de l’entrée une salle d’attente, un dispensaire avec cabinet de consultation du docteur, et un cabinet dentaire disposant d’un équipement moderne. À gauche se trouvent l’office, la cuisine, le réfectoire, l’ouvroir et la salle de récréation.
Au premier étage logent les plus jeunes pensionnaires. Chaque chambrette comprend un lit, une table, une chaise, un placard et une toilette avec eau courante. Water-closets et laverie sont disponibles à l’étage. Le prix de la chambre, y compris le chauffage et l’éclairage, est de 15 francs par mois. Une infirmerie indépendante est également aménagée dans une partie du premier étage, avec trois chambres et salles de bains, permettant en cas de besoin d’isoler les malades contagieuses.
Au second étage logent les jeunes filles majeures pour la plupart. Les chambres sont plus vastes que celles du premier étage et sont toutes tapissées et meublées coquettement dans le genre de celles de la Popote. Les pensionnaires de cet étage peuvent se réunir dans une pièce dite studio ou salon de lecture, et passer ainsi leurs instants de loisirs dans une agréable intimité. Une laverie et une salle de repassage avec appareil spécial leur permettent de faire leurs petits savonnages à l’étage même. Le prix des chambres y compris le chauffage et éclairage, est de 50 francs par mois. Le tarif des chambres est inférieur à celui de la Popote, ces jeunes filles faisant elles-mêmes le ménage de leur chambre.
Une cour de récréation avec portique et agrès entoure le bâtiment. Au début des années 1930, des aménagements complémentaires, parc, terrain de jeux, tennis, etc., sont en cours d’exécution.
La pension Sainte-Marthe, devenue propriété de la municipalité, abrite une maison de retraite et a été agrandie en 2011.
Une santé et une vieillesse protégées par DD
Parallèlement au souci de fixer son personnel, André Doré veille aussi sur sa santé. Il ouvre un dispensaire au sein de l’usine, fonde une caisse de retraites et de prévoyance, une mutuelle du personnel et se préoccupe des assurances sociales. Les ouvriers à domicile des ateliers de famille profitent aussi des avantages sociaux accordés au personnel des Grès. La bonne santé du personnel ne peut que favoriser la bonne marche de l’entreprise.
Accès aux soins
Un dispensaire, créé en 1929, assure gratuitement les pansements et soins à domicile. Il est desservi par deux médecins des localités proches de Fontaine-les-Grès. Il est ouvert pendant les heures de fermeture de l’usine, c’est-à-dire de 12h à 13h30, et de 18h30 à 19h30. Deux infirmières visiteuses y sont attachées et assurent également le service des malades à domicile. Il accepte les malades ayant besoin de soins urgents, surveille, et au besoin, concourt à l’exécution des traitements et ordonnances prescrits aux malades externes. Ce dispensaire fonctionne également comme poste de secours, et, à ce titre, y sont soignés tous les accidentés qu’ils fassent ou non partie de l’usine. On y trouve la pharmacie nécessaire pour faire face aux besoins immédiats. Il est doté, en outre, du matériel nécessaire pour soigner les malades, auxquels il est prêté sur demande.
Au dispensaire est annexé un cabinet dentaire où un dentiste vient donner les soins d’une façon régulière. Le personnel est autorisé à s’y rendre pendant les heures de travail.
Depuis 1926, pour le cas de transport de grands blessés ou de malades, l’entreprise aménage une de ses voitures automobiles dont la transformation en ambulance peut se réaliser instantanément.
À partir de 1929, l’entreprise réserve d’une façon permanente, au sanatorium de Lay-Saint-Christophe (Meurthe-et-Moselle), un lit destiné à un malade de l’un ou l’autre sexe atteint de tuberculose pulmonaire et susceptible de bénéficier d’une cure sanatoriale. De 1929 à 1931, trois ouvriers profitent des soins de ce sanatorium.
Secours mutuels et assurances sociales
À partir de 1921, l’entreprise Doré-Doré adhère à la Caisse de compensation créée par la Chambre syndicale de la bonneterie.
Les assurances sociales, lancées en 1930, apportant divers secours procurés depuis 1926 par la mutuelle “Amicale DD”, cette dernière se rend utile à ses adhérents – 300 en 1932 – sur d’autres points. Elle accorde aux sociétaires au moment du mariage une dot7 de 500 à 1000 francs, suivant le temps de présence (trois à sept ans) et à la naissance de chaque enfant, une prime de 300 francs. Ces mesures favorisent la natalité. La mutuelle assure le paiement d’une indemnité égale à 25% du total des frais entraînés par les opérations chirurgicales et, en cas de décès du sociétaire, de son conjoint ou d’un enfant de moins de 16 ans, verse une indemnité de 500 francs. Tous ces avantages peuvent se cumuler, le cas échéant, avec les prestations des assurances sociales.
Les sociétaires de plus de 60 ans, n’étant pas inscrits aux assurances sociales, peuvent, en outre, recevoir une indemnité journalière de maladie pendant six mois. Le taux est fixé à sept francs par jour ouvrable pendant les premier et deuxième mois, neuf francs pendant les troisième et quatrième mois, 12 francs pendant les cinquième et sixième mois. Tous les sociétaires, quel que soit leur âge, peuvent obtenir des secours extraordinaires. Enfin, la mutuelle adhère en bloc à la Société de santé de l’Aube afin de permettre à ses sociétaires et aux membres de leur famille des examens périodiques et complets – mis en place en 1933 – pour le dépistage des maladies.
Les ressources de la mutuelle se composent des cotisations versées par les sociétaires et la Maison Doré ; soit 7 francs par personne et par mois, et 23 francs pour les membres de plus de 60 ans. La moitié des cotisations seulement est acquittée par le personnel.
Indépendamment de ces avantages, la mutuelle décide en 1931 la création d’une Caisse primaire qui débute son activité en 1932 et groupe 600 assurés de l’entreprise. La fondation de cette caisse leur apporte plusieurs avantages. D’abord, le paiement rapide des indemnités d’assurances sociales : il devient désormais inutile d’adresser à la Caisse interprofessionnelle ou à la Caisse départementale les imprimés d’assurances sociales et d’en attendre le règlement pendant plusieurs semaines. Elle permet le contrôle facile des malades, étant donné le nombre restreint des assurés relativement à celui des autres Caisses du département, et par-là, la suppression des abus qui pourraient se produire chez les adhérents en vue d’obtenir des prestations. Elle offre aussi la possibilité de toucher une part des bénéfices de la Caisse dans le cas probable où celle-ci viendrait à en faire.
Le montant des allocations familiales versées en 1930 dépasse la somme de 162 000 francs, y compris celles payées au personnel à domicile. Elles sont accordées jusqu’en 1941 par les moyens propres de la maison à travers la Caisse d’« Allocations DD », au même taux que la Caisse de compensation de Troyes. Cette politique contribue à la hausse de la natalité dans la commune en donnant plus d’aisance aux familles nombreuses. En 1928, lors des enquêtes préparatoires à la construction de la nouvelle école de Fontaine-les-Grès, l’Inspecteur d’académie de l’Aube signale que les effectifs augmenteront « certainement rapidement, surtout si l’on tient compte que les avantages pécuniaires accordés aux familles nombreuses attirent dans ce village des familles de 3, 4, 5 et 6 enfants »8. L’organisation de cours de puériculture en 1930 et d’une consultation de nourrissons en 1932 y concourent aussi.
Le service social de l’usine répond aussi à toutes les questions posées par le personnel sur la loi des assurances sociales. Il donne aux ouvrières à domicile, sur leur demande, tous les renseignements sur toutes les questions intéressant les droits ou les devoirs des assurés. « Au surplus, désireux de faciliter l’application de la loi, et d’en permettre le bénéfice à une catégorie digne d’intérêt, le service remplit les bulletins de déclarations de toutes les ouvrières à domicile, afin qu’aucune d’elles ne puisse, le cas échéant, être lésée, soit par ignorance, soit par négligence ».
Depuis 1926, la société Doré-Doré accorde au personnel, sans faire la moindre retenue sur ses salaires, une subvention annuelle, quand les intéressés ont 70 ans d’âge et accompli 35 ans de services. Le taux est de 1800 francs par an pour les ouvriers de l’usine des Grès. Il augmente suivant l’ancienneté, pour donner, à 45 ans de services, 2400 francs. Les ouvriers des ateliers dispersés reçoivent 1440 francs, les ouvrières à domicile 720 francs. En 1930, la société distribue ainsi environ 30 000 francs. André Doré souhaite ne pas abandonner ses employés âgés tout en les rétribuant en fonction de leur dévouement à l’entreprise9.
En 1939, la Caisse primaire DD fusionne avec la Caisse interprofessionnelle de l’Aube et assure dès lors le lien entre celle-ci et les assurés de la maison.
Concernant les cadres, exclus des assurances sociales jusqu’en 1946, Doré-Doré cotise en leur faveur auprès de la Caisse des Dépôts et Consignations à partir de 1930. L’entreprise verse chaque année une somme égale au montant déposé par chaque cadre auprès de cet organisme qui leur assure des prestations similaires à celles des assurances sociales.
Caisse de prévoyance
En 1926, pour faciliter et encourager l’épargne, à laquelle on prête des vertus moralisatrices, l’entreprise décide de créer une Caisse. Appelée aussi “Caisse DD”, elle réunit 150 personnes à ses débuts.
Employés et ouvriers peuvent effectuer des versements en compte courant. Il leur est délivré un carnet individuel portant un numéro d’ordre ; les mouvements de fonds y sont consignés. Pour assurer toute discrétion, les comptes sont centralisés dans la comptabilité de l’usine sous leur numéro d’ordre, et seuls les deux employés chargés de ce service, connaissent le nom des personnes versant ou retirant de l’argent. L’entreprise accorde un intérêt de 4,5% nets. Si l’avoir dépasse 5000 francs, le taux est réduit à 3,5% pour le surplus. En 1931, le montant total des versements faits depuis 1926 est de 2 millions de francs, les retraits se sont montés à 1 200 000 francs. L’avoir s’élève à 800 000 francs environ pour 104 titulaires de comptes. Le service financier de la maison donne au personnel tous les renseignements qu’il désire, et au besoin, les conseils pour l’achat de valeurs en bourse.
À partir de 1941, l’entreprise inscrit ses chefs de service à la Caisse Interprofessionnelle de Prévoyance des cadres.
Des loisirs organisés par DD
André Doré se préoccupe aussi du temps libre de ses employés en leur proposant, dès les années 1920, des activités de loisirs beaucoup plus nombreuses que dans les autres entreprises. Il finance une salle des fêtes qui accueille un atelier théâtre, un cinéma, des cérémonies de remises de médailles du travail, des bals de société… et un stade, une salle de gymnastique et des sections sportives. Il s’implique directement dans la gestion de ces activités qu’il maintient pendant la Dépression des années 1930, alors que ses confrères manifestent alors un désintérêt certain pour les loisirs de leurs employés. Peut-être a-t-il voulu préserver le moral de ses troupes en une période délicate.
Un foyer social
Les activités de loisirs, pratiquées depuis le milieu des années 1920 par les employés de l’entreprise DD au sein de sociétés indépendantes, sont progressivement regroupées dans un organisme chargé de les gérer.
Le Foyer Jeanne d’Arc, créé en 1926, se consacre à l’éducation populaire, au sport (football et athlétisme dès 1926, gymnastique et boulisme en 1929) et au théâtre. En 1930, il se sépare de sa section théâtre qui devient Société théâtrale, et change de nom pour celui de “Stade DD”. En 1932, les deux entités sont regroupées dans le “Foyer social DD” dont le siège social est fixé à la Popote. Il regroupe les sections existantes et nouvelles : orchestre et chorale (1931), basket-ball féminin et masculin (1932), tennis (1933), photographie (1935), natation (1937), pêche à la ligne (1938).
Le Cercle, installé à la Popote, met à la disposition des habitués de nombreux quotidiens, journaux illustrés, journaux d’informations, revues littéraires, diverses publications, un billard, ainsi qu’un bon poste de TSF. L’usine participe pour 50% dans les dépenses ; l’autre moitié de celles-ci est couverte par les petites recettes provenant de dons divers, de la location des volumes et des cotisations. Ces ressources permettent la constitution d’une bibliothèque d’environ 400 volumes qui, en 1930, assure 753 prêts. Les membres du Cercle et leur famille peuvent consommer au Cercle des boissons hygiéniques.
Le Foyer social compte 300 membres en 1933. Les membres bienfaiteurs versent une cotisation de 20 francs, celle des adhérents dépend de la section à laquelle ils s’inscrivent. Chaque année, un repas festif est l’occasion de récapituler les activités menées et de rappeler les objectifs de la société : contribution à l’amélioration de la vie, création de liens d’amitié et de solidarité, éducation et récréation…
Une salle de spectacles
En 1920, André Doré fait construire le Magic-Ciné, salle de spectacles destinée à récréer et à instruire son personnel. Elle possède une cabine cinématographique avec appareil professionnel permettant le passage des films. Devenu propriété de la municipalité, le Magic Ciné doit être transformé en petite maison des associations.
En 1933, l’entreprise fait édifier une salle des fêtes de grande capacité (350 places) avec une scène surélevée. Toutes les trois semaines, pendant la saison d’hiver, est donnée une séance récréative, théâtre, concert ou cinéma. Un arbre de Noël fait, chaque année depuis 1922, la joie des petits enfants, et les plus grands sont invités au concert de la galette des rois où l’on mange le gâteau des rois, et où le sort désigne un roi et une reine. Chaque événement important (anniversaires de l’entreprise, hommages à André Doré, fête du travail…) est l’occasion d’une “fête de famille” facilitant les rapports entre les employés et leur patron.
La salle sert aussi de cadre à la remise de distinctions honorifiques. En 1931, André Doré rappelle : « Nous avons déjà obtenu 78 médailles du travail pour notre personnel. Chaque remise de médailles se fait au cours d’une fête organisée par nos soins avec toute la solennité désirable. Nous profitons de ces occasions pour remettre également les médailles de la famille française obtenues par nos mères de famille ». L’entreprise honore ainsi ses employés méritants les plus anciens, moyen pour elle de les motiver et de s’assurer de leur fidélité.
La section théâtrale, montée en 1925 par les jeunes gens du personnel, utilise la salle pour ses séances. Pendant la période d’étude et de préparation d’une séance, la société Doré-Doré fait donner une pièce par une troupe d’artistes des principaux théâtres de Paris. Les jeunes filles de la pension Sainte-Marthe ont également une section théâtrale qui donne quelques séances récréatives. Hommes et femmes jouent ensemble à partir de 1932.
Propriété de la commune, la salle des fêtes doit être rénovée et mise aux normes de sécurité.
Un stade
En 1929, André Doré construit à Fontaine un stade à son nom. En 1931, il précise : « Nous avons un terrain de sports d’une contenance de 120 ares. Les jeunes gens s’y livrent aux jeux divers de football, courses à pieds, lancement de poids, saut à la perche, etc. Tout à côté, nous avons fait construire un chalet dit “Chalet du Stade” (qui est en fait la maison abritant la Popote de 1919), immeuble qui comprend au rez-de-chaussée une salle de douches, des boxes de déshabillage ; au premier étage, le bureau de la section sportive. Le rez-de-chaussée comporte également un logement pour le concierge chargé de l’entretien et de la surveillance des locaux.
À proximité du terrain se trouve également un grand bâtiment aménagé en salle de gymnastique. Les douches sont distribuées gratuitement habituellement aux sportsmen après les exercices. En hiver, nous distribuons gratuitement boisson chaude après chaque match. En été, l’entraînement a lieu presque tous les soirs, en hiver deux fois par semaine, avec théories sur les sports pratiqués et sur la préparation militaire, en vue du brevet de préparation militaire élémentaire ».
Dans l’enceinte du stade, un petit champ de tir a été organisé pour tirer à la carabine. La société, fondée en 1930, comprend autant de jeunes filles que de jeunes gens. En 1931, un projet d’agrandissement est à l’étude.
Un jeu de boules est installé dans la cour de la Popote pour le personnel plus âgé. Il sert aussi de terrain d’entraînement de la Société des boulistes. En 1931, quatre jeux nouveaux sont aménagés au stade pour les concours et championnats de boules.
Un terrain de basket-ball, réservé à la section féminine, est agencé à la pension Sainte-Marthe en 1932. Les jeunes filles peuvent aussi prendre part à des séances de culture physique.
Les voitures automobiles qui assurent la liaison avec les façonniers de l’entreprise sont utilisées par les sections sportives et boulistes qui participent, presque chaque dimanche, à des concours ou championnats, et par la section théâtrale pour les séances récréatives données à l’extérieur.
En favorisant ces pratiques physiques, André Doré s’inscrit dans la continuité des courants patriotique et hygiéniste qui ont favorisé l’émergence du sport comme spectacle et pratique de masse à la Belle Époque, courants qui, durant l’entre-deux-guerres, sont récupérés par les partis de droite. Les clubs sportifs qu’il soutient, s’ils favorisent l’hygiène des corps, servent aussi l’identification du personnel à l’entreprise et créent des liens de solidarité entre leurs membres.
Le chalet et la proche maison des Polonais, utilisée par les associations sportives, doivent être rénovés par la municipalité.
Des vacances payées
À partir de 1929, tout le personnel, ouvrier ou employé, a droit à une semaine de vacances payées. Ceux qui ne souhaitent pas en profiter reçoivent une prime égale au salaire intégral d’une semaine de travail. L’absence maladie supérieure à deux semaines entraîne la perte des vacances payées. En 1936, le personnel bénéficie des deux semaines de congés payés décidées par le gouvernement de Front populaire.
Une commune aidée par DD
La famille d’industriels marque de son empreinte la commune, de la mairie construite en 1920 par Philippe Saint-Ange Doré, maire de 1908 à 1931, jusqu’à l’église Saint-Nicolas de Fontaine largement entretenue (vitraux, cloche, campanile, presbytère, peinture annuelle) par la famille Doré ou à l’église Sainte-Agnès des Grès, construite en 195610 avec la dot d’Agnès, l’une des cinq filles d’André Doré, précocement disparue en 1939 ou au terrain du nouveau cimetière offert en 1922. Tout devient Doré-Doré à Fontaine-les-Grès.
Voirie
Dès 1872, Laurent Doré s’est préoccupé de l’embellissement de la voirie. Il prend à sa charge la plantation d’arbres le long de la route menant des Grès à Fontaine. Pour le remercier, le conseil municipal baptise la voie boulevard Doré.
En 1927, André Doré prend en charge la création de trottoirs le long de ce boulevard dans la partie comprise entre la route nationale et le futur groupe scolaire. En 1931, il autorise la collecte des eaux de pluie par le collecteur de l’usine dans la portion du boulevard Doré comprise entre le groupe scolaire et les habitations ouvrières situées près du stade.
L’entreprise prend en charge la création des rues nouvelles qui desservent ses lotissements : rue du Parc (1931), rue Mermoz (1937), rue du Stade (1939). Elle poursuit cet effort après la Seconde Guerre mondiale en offrant à la commune des bancs publics (1950) et le réseau de distribution d’eau potable desservant ses rues privées (1956-1957).
Services
L’entreprise fait profiter la population qu’elle n’emploie pas de son dispensaire, de son ambulance, de ses voitures pour divers transports. En 1931, André Doré précise aussi que : « Le concours de son service de protection contre l’incendie est acquis à la commune et à celles limitrophes. Il est constitué par une équipe de pompiers régulièrement entraînés et instruits. Cette équipe, qui s’est imposée d’elle-même une discipline militaire, est pourvue d’une motopompe s’adaptant à une voiture automobile. Elle peut se transporter rapidement sur les lieux d’un sinistre, et juguler rapidement l’incendie ».
École
En matière scolaire, André Doré poursuit l’œuvre de ses prédécesseurs. En 1842, Jean-Baptiste Doré avait échangé une maison neuve lui appartenant pour remplacer la masure qui abritait l’école. En 1876, Laurent Doré avait institué une rente annuelle et perpétuelle destinée à l’achat des livres de la distribution des prix aux enfants méritants. En 1899, Philippe Saint-Ange Doré avait participé financièrement à la construction d’un logement neuf pour l’instituteur de l’école de Fontaine.
En 1926, le ministère de l’Instruction publique et des Beaux Arts crée une école mixte à deux classes, dont une enfantine, au hameau des Grès par transfert de l’école de même nature du chef-lieu de la commune, lequel ne conserve qu’une école mixte à classe unique. Les Grès, partie industrielle de la commune, se développe en effet sans cesse, alors que Fontaine, partie agricole, reste stationnaire. En 1932, la mairie est d’ailleurs transférée de Fontaine dans une salle de la nouvelle école, avec le soutien d’André Doré.
Les travaux d’édification du nouveau groupe scolaire, conçu avec les idées les plus modernes par Fernand Scalliet, débutent en 1929 et s’achèvent en 1930. Sa couleur ocrée est typique des réalisations de cet architecte pour Doré-Doré… et pour Fontaine-les-Grès, puisqu’il est aussi l’auteur du monument aux morts.
André Doré prête 270 000 francs à la municipalité pour la construction11, dont le devis atteint 750 000 francs, et lui abandonne 150 000 francs sur ce prêt, somme correspondant à la part à payer par la commune. Le 16 juillet 1930, le conseil municipal, « profondément touché de ce geste désintéressé exprime à M. André Doré sa profonde et vive reconnaissance pour cette nouvelle preuve de générosité en faveur de la commune ; décide que tous les membres du conseil iront ensemble faire une visite officielle au généreux donateur pour lui exprimer de vive voix, au nom des habitants de Fontaine-les-Grès toute la gratitude du conseil ».
André Doré, s’inscrivant dans la tradition instaurée par son aïeul Laurent Doré, offre la majorité des récompenses lors de la distribution des prix de fin d’année scolaire de l’école communale. Cette manifestation se déroule dans la salle des fêtes mise gracieusement à la disposition de la municipalité par la société Doré. Les voitures de l’entreprise sont prêtées pour les promenades instructives des écoles.
Depuis 1926, l’école de Fontaine accueille un cours d’orientation professionnelle, d’une durée de 3 ans, destiné aux jeunes de la commune, âgés de 14 à 18 ans. André Doré souhaite en faire des ouvriers spécialisés et des employés compétents. Le cours est assuré une fois par semaine par l’instituteur du village rétribué spécialement par l’entreprise. En première année, les élèves étudient l’outillage industriel, la mécanique, les moteurs, l’électricité, les chemins de fer. En deuxième année, le programme comprend technologie commerciale et industrielle, chimie, engrais, matériaux, métaux, combustibles, textiles et céréales. En troisième année, il aborde la théorie commerciale, la comptabilité, l’arithmétique commerciale, les banques et le droit.
À la fin de chaque année, une récompense est attribuée aux élèves ayant suivi assidûment ces cours, sous la forme d’un voyage instructif dans des chantiers ou des unités de production. Si nécessaire, des conférences données par des spécialistes sont organisées, complétées par des projections de films instructifs. Chaque fois qu’une conférence intéressante est donnée, le soir, à Troyes, une voiture est mise à la disposition des élèves des cours professionnels afin qu’ils y assistent.
Jardin d’enfants
En 1929, un jardin d’enfants Doré-Doré est ouvert aux garçons et filles âgés de trois à cinq ans, dans les locaux de la pension Sainte-Marthe. Les bambins y sont reçus tous les après-midi, sauf le dimanche, de 13h15 à 18h30, lorsque les pensionnaires sont au travail. Les enfants plus âgés y viennent en garderie après la sortie de la classe du soir. Une cotisation mensuelle de 3 francs est demandée aux parents. Chaque jour, à 16h30, un goûter est distribué. Cette œuvre à fonction hygiéniste d’abord puis éducative, créée pour les enfants du personnel, est étendue par l’usine à tous ceux de la commune. Avec succès, puisqu’il faudra attendre 1986 pour que soit ouverte une école maternelle, construite derrière l’école des Grès.
De surcroît, des cours de musique et de chant sont donnés régulièrement par un professeur appointé par l’usine et des leçons particulières sont proposées aux enfants du personnel. Les jeunes filles qui le désirent apprennent la couture et la coupe. Les cours sont sanctionnés par une exposition des travaux effectués dans l’année.
L’existence de ce jardin d’enfants, d’une garderie pour les jeunes scolarisés dans le village et d’un patronage de vacances, qui fonctionne depuis 1929 pour les filles et les garçons en août et septembre, facilite l’emploi féminin.
La fin d’une époque
Une activité qui s’amenuise
Au cours des années 1950, des impératifs techniques, notamment la taille des métiers, remettent en cause le système de la manufacture dispersée. La production se concentre de plus en plus dans l’usine de Fontaine et les grands ateliers de Troyes (usine de collants SET, Villa Louis Maison, Marigny-le-Châtel et Sézanne. Le renom de DD en France et à l’étranger demeure lié au chaussant même si l’entreprise produit des pulls à partir de 1967. En 1961, l’entreprise reçoit la coupe du Bon Goût français pour la qualité plus que centenaire de sa production. En 1966, elle lance la Sébastienne, bas adhérent qui se passe de porte-jarretelles. En 1970, elle emploie 1700 salariés. Au cours des années 1970, elle se tourne résolument vers le marché enfantin.
En 1971, le paternalisme qui a longtemps épargné à l’entreprise les mouvements sociaux, n’y parvient plus. Une poignée d’employés, pour la plupart adhérents au MRJC (Mouvement des jeunes chrétiens du rural), obtient la reconnaissance d’une section CFDT, dès lors très revendicative.
En 1978, la maison DD, toujours en pointe grâce à ses produits techniques pour le sport, est choisie pour équiper l’expédition de Pierre Mazeaud dans l’Everest. Cependant, à partir des années 1980, la crise du textile amène la fermeture des ateliers de Sézanne en 1983 et de Méry-sur-Seine en 1993. En 1995, une usine relais, abritant 320 machines, est édifiée par la commune pour éviter la délocalisation. Les salariés d’Estissac sont transférés à Fontaine. Le réseau d’ateliers familiaux est supprimé en 1999. Les plans sociaux successifs réduisent les effectifs à 560 employés en 2001.
L’entreprise n’a plus les moyens de sa politique sociale, alors que dans le même temps les effectifs qu’elle emploie se réduisent. En 2001, elle vend une centaine de logements et une partie de son patrimoine immobilier (stade, église, Popote, terrains…) à la commune. Plus que d’un changement de propriétaires, c’est d’un changement d’époque qu’il s’agit pour les 917 habitants12 d’une localité dont l’histoire a été intimement liée pendant 180 années à celle d’une famille d’industriels dont l’empreinte s’estompe.
En 2002, l’entreprise est placée en redressement judiciaire. En 2003, elle est cédée à Gallo, industriel italien du chaussant haut de gamme. Celui-ci créé les sociétés DD 1819 (commercialisation) et DD industrie (fabrication) qui conservent 284 salariés sur 520. En 2009, l’entreprise décide de supprimer 50 emplois, sur les 235 encore existants, d’ici à 2011. Elle met en effet en place une stratégie commerciale dédiée entièrement à la marque qui passe par l’innovation, la création de nouveaux produits et la recherche de systèmes de fabrication plus performants. En septembre 2011, elle annonce la fermeture de l’usine des Grès, effective le 9 décembre 2011. Les salariés sont licenciés à l’exception d’une poignée d’entre eux transférés à Troyes. La création, la production et la logistique rejoignent l’Italie. Gallo conserve un service commercial à Paris. Cette fois, c’est la fin et la société manque de peu l’occasion de célébrer un bicentenaire, dont, pour cause de déclin de l’activité, les festivités auraient été moins brillantes que celles du centenaire.
L’usine est abandonnée : en octobre 2012, chaufferie, salle du conseil d’administration, bureaux, ateliers sont restés en l’état où ils se trouvaient lors de la fermeture.
Des recherches à poursuivre
Au terme de cette description de l’ample politique sociale instiguée et menée par André Doré, des questions restent posées. Quelles ont été les motivations de ce grand entrepreneur ? Dans sa conférence de 1931 devant la Société d’études et d’applications sanitaires de l’Aube, il n’explicite pas les raisons de son engagement social, même si le lieu de son intervention n’est pas anodin puisqu’on y parle d’hygiène sociale. Il semble avoir eu le souci de la famille et de la natalité française, dont la vigueur à ses yeux était un élément de la puissance du pays. Quelle a été sa formation ? Il a fait HEC. Quelles sont ses convictions politiques ? On décèle dans son action un attachement à la terre et à la vie villageoise, jugées saines par rapport aux vices supposés de la vie urbaine et usinière… La terre, elle, ne ment pas, dira quelques années plus tard le chef de l’État français. Quelle part le catholicisme social prend-il dans son action quand on sait qu’André Doré s’est beaucoup préoccupé des édifices cultuels de la localité et que les curés de Fontaine, proches de la famille, ont participé à la gestion des activités de loisirs13 ? Il est élevé dans les principes catholiques. La modestie des tombes familiales au cimetière de Fontaine en témoigne.
En dehors des manifestations officielles de reconnaissance à la famille Doré, les sentiments réels des salariés vis-à-vis de la politique sociale de leur entreprise restent mal connus, probablement partagés entre satisfaction pour les avantages offerts puis regrets de leur disparition14. Par ailleurs, comment le paternalisme et l’individualisme d’après 1968 ont-ils cohabité ? Quels ont été les rapports entre les agriculteurs locaux et la population ouvrière, socialement favorisée, même si André Doré a toujours pris soin d’offrir certains des services DD à tous les habitants de la commune15 ?
Enfin, dernières questions dont les réponses conditionneront l’avenir de l’exceptionnel patrimoine matériel et immatériel légué par l’entreprise. Quels sont les sentiments actuels des anciens de Doré-Doré et de la population à son égard ? Comment le protéger en l’absence d’adhésion de ceux qui en sont encore les utilisateurs ? Comment les éclairer sur sa richesse afin de le sauvegarder d’abord, puis de le valoriser, alors qu’une demande existe comme en témoigne la visite découverte de Fontaine-les-Grès organisée par l’association Sauvegarde et Avenir de Troyes (SAT) à l’automne 2010 ou celle organisée par l’association pour le patrimoine industriel en Champagne-Ardenne (APIC) au printemps 2011 ? Débuts intéressants : un mémoire de master est consacré par Gaelle Moreira en 2009-2010 à Fontaine-les-Grès, village Doré-Doré, une brochure consacrée aux marins de DD est publiée en 2010 ainsi qu’un article dans la revue Vieilles Maisons Françaises. En 2011, après l’annonce de l’arrêt de la production de l’usine, les quotidiens locaux reviennent largement sur la particularité et la richesse du patrimoine industriel légué par l’entreprise. Sauvegarde et avenir de Troyes organise une conférence pour présenter l’empreinte durable laissée par DD à Fontaine-les-Grès (17 novembre). France 3 Reims Champagne-Ardenne consacre au même thème un magazine diffusé le 26 novembre (journaliste : Loïc Beunaiche). Quelques semaines avant, l’Association des salariés DD a été créée pour rassembler les anciens de l’entreprise et valoriser son patrimoine.
Au printemps 2012, l’APIC revient à Fontaine-les-Grès et constate que des bennes occupent la cour de l’usine, que le relais DD est fermé et que la maison Barrois, demeure de l’ancien PDG, est mise en vente par la commune… En 2013, l’Association des salariés DD – qui compte une centaine de membres – débute une série d’animations : édition d’une plaquette de visite, accueil de groupes pour des « visites DD » de la commune, intervention au Centre universitaire de Troyes dans le cadre du Master Patrimoine. En même temps, elle numérise tous les documents à sa disposition (iconographie et témoignages) afin de les mettre en ligne et créer ainsi une sorte de musée virtuel. Elle souhaite en 2019 fêter le bicentenaire de DD sous des formes qui restent à définir.
Jean-Louis Humbert, APIC
Président honoraire des Amis du Musée aubois d’histoire de l’éducation
Retour à la page d’introduction
Pour en savoir plus
- « Maison Doré-Doré, Doré & Fils, successeurs », L’Illustration économique et financière, n° spécial « L’Aube », supplément au n° du 22 mars 1924, p. 26.
- PRÉVOST (A.), Fontaine-les-Grès, Troyes, Paton, 1931.
- GAUGUERY (M.), Extrait de la Revue des Établissements et des OEuvres de Bienfaisance (mai 1930) sur les oeuvres sociales DD, 1935.
- DORÉ (A.), « Le village adapté », Réunion d’hygiène sociale du 29 novembre 1931, Société d’études et d’applications sanitaires de l’Aube fondée en 1902, Troyes, GIT, 1932, p. 27-38.
- FORT (P.), « La bonneterie », Bibliothèque de travail, n° 108, 1950.
- L’empreinte Doré-Doré, 100 ans de communication, Bar-sur-Aube, Lebois, 1988.
- VANNIER (M.), Maille et bonneterie auboise, Reims, ORCCA, 1993.
- WASER (M.-F.), « Fontaine-les-Grès, une transaction immobilière sans précédent dans la commune », l’est-éclair, 3 octobre 2001.
- D’HULST (J.), « Fontaine-les-Grès sans la famille Doré », Libération-Champagne, 2 avril 2003.
- D’HULST (J.), « Doré Doré vendu à Gallo », Libération-Champagne, 7 mai 2003.
- DOREL-FERRÉ (G.), dir., « Doré-Doré à Fontaine-les-Grès », Atlas du patrimoine industriel de Champagne-Ardenne, Reims, APIC/CRDP, 2005, p. 148-149.
- RAYNAUD (P.), « DD : une marque, une usine, un village », l’est-éclair, 26 juillet 2006.
- HUMBERT (J.-L.), « Fontaine-les-Grès, village Doré-Doré », La Vie en Champagne, n° 54, avril-juin 2008, p. 60-61.
- DAVID (V.), « Les vitraux de l’église Sainte-Agnès de Fontaine-les-Grès (Aube) », La Vie en Champagne, n° spécial, « Archives & vitrail. Des sources à la lumière », juin 2008.
- MOREIRA (G.), Fontaine-les-Grès, village Doré-Doré, mémoire de master de l’Université de Reims Champagne-Ardenne, 2009-2010, dactylographié.
- ALANIÈCE (V.), « Une date, une histoire. 1862 : Doré-Doré imprime sa marque », l’est-éclair, 17 janvier 2010.
- HUMBERT (J.-L.), « La politique sociale d’André Doré à Fontaine-les-Grès au début des années 1930 », La Vie en Champagne, n° 61, janvier-mars 2010, p. 37-53.
- HUMBERT (J.-L.), « Fontaine-les-Grès. L’empreinte Doré-Doré », Vieilles Maisons Françaises, n° 235, décembre 2010, p. 46-49.
- FOURNIER (J. R.), Les Petits Marins de Doré-Doré, Troyes, ATEC, 2011.
- HUMBERT (J.-L.), « L’entreprise Doré-Doré et l’école de Fontaine-les-Grès (1840-1930)», Cahiers aubois d’histoire de l’éducation, n° 35, juillet 2011, p. 2-17.
- HUMBERT (J.-L.), DD Doré-Doré, dossier en ligne, crdp reims ressources dossiers dore-dore, Reims, Sceren – CRDP de Champagne-Ardenne, 2011.
- HUMBERT (J.-L.), « L’ingénierie sociale des patrons troyens sous la IIIe République », Le patrimoine industriel de Champagne-Ardenne. Diversité et destinées. L’inventaire en perspective, Dorel-Ferré (G.) et Massary (X. de), dir., Reims, APIC/CRDP, 2012, p. 200-211.
- HUMBERT (J.-L.), La petite usine de mon village : Fontaine-les-Grès, Troyes, Canal 32, diffusé le 16 juillet 2014.
- HUMBERT (J.-L.), « Doré André », Anne Durantel, Catherine Robinet, Jean-Louis Humbert, Emmanuel Saint-Mars, dir., Dictionnaire des célébrités auboises, Troyes, Éditions de La Maison du Boulanger, 2016, p. 123-124.
Notes
- Sur les Marquot, voir J.-L. Humbert : « Les Marquot, la renaissance des Verreries de Bayel au XIXe siècle », La Vie en Champagne, Nouvelle série, n° 23, 2000, p. 16-31 ; « Alexis et Gustave Marquot », in G. Dorel-Ferré et D. McKee, dir., Les patrons du Second Empire. Champagne-Ardenne, Paris,Picard, 2006, p. 102-108 ; « Bayel, un patrimoine en péril », in G. Dorel-Ferré, dir., Les Arts du feu en Champagne-Ardenne et ailleurs, Reims, APIC/CRDP, 2008, p. 64-74, Coll. Patrimoine ressources. La fin du paternalisme à Bayel correspond au déclin économique de l’entreprise et au refus par certains d’un système devenu pesant. [↩]
- André Doré présente la politique sociale de son entreprise le 29 novembre 1931 lors d’une conférence donnée devant la Société d’études et d’applications sanitaires de l’Aube. Les informations données dans cet article s’appuient sur le résumé de son intervention publié par cette association en 1932. [↩]
- Fontaine Saint-Georges devient Fontaine-les-Grès en 1859. Le hameau le Petit Saint-Mesmin est transféré de la commune de Saint-Mesmin à celle de Fontaine-les-Grès en 1866. [↩]
- Le coton utilisé à Fontaine-les-Grès provient des filatures de Lille, de Troyes, des Vosges et de Normandie. [↩]
- « C’est en 1936 à Troyes et dans ses environs qu’est apparue la première formule de distribution à l’intérieur de l’usine (usine Doré-Doré située à Fontaine-les-Grès). Certains responsables locaux de fabrication se sont aperçus que leurs employés étaient prêts à acheter à coûts moindres des articles défectueux, non commercialisables sur le marché traditionnel donc voués à la destruction » (D. Moret, « Des magasins d’usine aux centres de marques », Études foncières, n° 138, mars-avril 2009). En réalité, le relais-bonneterie DD naît en 1929. [↩]
- La Fédération réunit 7 groupements et 580 jardins : ceux de Troyes, de la Caisse d’épargne de Troyes, de la Teinturerie Clément Marot, des Établissements Doué et Lamotte, de la Teinturerie de Saint-Julien, des Établissements Doré-Doré aux Grés et ceux de Nogent-sur-Seine. En 1931, André Doré devient vice-président de la Fédération et le conseil d’administration de cette dernière visite les « Jardins DD » (Association des Jardins ouvriers de la Ville de Troyes, Troyes, Paton, 1931 et 1932). [↩]
- En 1936, l’ « Amicale DD » crée une « Caisse dotale » distincte, la législation interdisant désormais à la mutuelle de verser des dots à ses adhérents. [↩]
- Déjà, en 1841, son aïeul Jean-Baptiste Doré a fait profiter la commune de ses libéralités en échangeant, pour en faire une école plus grande et plus saine, une habitation neuve lui appartenant contre la vieille maison d’école couverte de paille. Le sous-préfet de Nogent-sur-Seine « estime que l’avantage est incontestable pour la commune et que M. Doré dans cette circonstance s’est acquis des droits à la reconnaissance des habitants » (Arch. dép. Aube, 2 O 1518 et 1519, Fontaine-les-Grès, Mairie École). [↩]
- En 1952, Doré-Doré crée l’« Allocation-retraite » puis le « Capital retraite DD » en 1954. [↩]
- L’église Sainte-Agnès est l’oeuvre de l’architecte Michel Marot, neveu d’André Doré. Issu d’une famille d’importants teinturiers troyens, il est passionné par l’architecture religieuse. André Doré fait construire l’église sans consulter la commune car il s’agit pour lui d’un souvenir familial. En même temps, il souhaite que son parvis devienne la place du village. Il témoigne d’une grande ouverture d’esprit en laissant carte blanche à son neveu. Ce dernier lui a été conseillé par Maurice Novarina (1907-2002), l’architecte de sa maison d’Évian et figure majeure de l’architecture du XXe siècle auquel on doit la construction de vingt-six églises. Cependant, pénuries d’après guerre aidant, André Doré a le souci d’être le plus économe possible. Michel Marot doit utiliser le stock de tuiles dont dispose l’usine. Les bancs de l’église sont fabriqués par les employés de DD. Les parties métalliques sont élaborées par les proches Établissements Jouffrieau de Neuville-sur-Vanne. La réalisation de Michel Marot reçoit l’Équerre d’argent en 1963 (informations recueillies lors d’un entretien avec Michel Marot à Paris, le 24 avril 2009). L’église Sainte-Agnès est classée au titre des Monuments historiques depuis le 31 mai 2010. Le 23 juin 2010, ce classement a fait l’objet d’une visite de l’édifice, organisée par la DRAC en présence de Michel Marot. [↩]
- Arch. dép. Aube, 2 O 1518 et 1519, Fontaine-les-Grès, Mairie École. [↩]
- Le maintien de la population peut s’expliquer par la périurbanisation : Fontaine est probablement devenu village-dortoir pour des salariés qui travaillent désormais dans l’agglomération troyenne. [↩]
- Gaëlle Moreira, étudiante en Master Sauvegarde, protection et inventaire du patrimoine culturel et environnemental à l’Antenne de Troyes de l’Université de Reims Champagne-Ardenne, a soutenu en 2009 et 2010 un mémoire de master sur le thème de l’influence de la famille Doré sur le village de Fontaine-les-Grès dans lequel elle apporte des éclairages sur ces questions. Madame Loizillon, fille de l’ancien dirigeant de DD, précise qu’André Doré a fait HEC et qu’il a été élevé dans le catholicisme (entretien du 12 mars 2011, après la conférence de Jacques Fournier sur « Les marins de DD » à la Maison du Patrimoine de Saint-Julien-les-Villas). [↩]
- Depuis 2008, Julien Rocipon et l’Association le son des choses réalisent à Romilly-sur-Seine et à Fontaine-les-Grès une collecte de témoignages oraux sur la vie des salariés dans le cadre d’un programme mené pour les Archives départementales de l’Aube. Elle permettra aux chercheurs de mieux connaître le quotidien des salariés de l’entreprise Doré-Doré. [↩]
- En 1932, lors du transfèrement de la mairie de Fontaine dans une salle du nouveau groupe scolaire des Grès, les agriculteurs s’y opposent. En effet, « les habitants de Fontaine qui sont, pour la plupart, cultivateurs sont fréquemment appelés à consulter les documents cadastraux qu’ils ont intérêt, par suite, à voir maintenu à leur portée ». De plus, « l’élément agricole, qui constitue le fonds stable de la population, serait défavorisé au profit de l’élément industriel, si la mairie était transférée en dehors de l’agglomération de Fontaine, le hameau des Grès possédant déjà le bureau de poste et la régie » (Arch. dép. Aube, 2 O 1519, Fontaine-les-Grès, Mairie École). [↩]