Les Grès, village Doré-Doré

Par Jean-Louis Humbert

La dynastie Doré a très largement contribué à l’essor de Fontaine-les-Grès, particulièrement à l’époque d’André Doré. Fils de Philippe Gustave Saint-Ange Doré et de Marthe Marie Coutin, André Laurent Joseph Doré, naît le 27 janvier 1887 à Fontaine-les-Grès, hameau des Grès (Aube) et meurt le 10 mars 1964 à Paris (Seine)1.

André Doré : frontispice (© Mémorial) – Annonce de son décès (© L’Est-Éclair, 12 mars 1964)

Comme l’écrit le quotidien La Tribune de l’Aube le 1er août 1930, le village est alors «  immortalisé par le monogramme DD », par la qualité de la production de l’entreprise Doré-Doré et par une politique patronale très ambitieuse. Sociale, hygiéniste et culturelle, elle tend à faire progresser moralement le monde ouvrier en lui imposant l’épargne, la tempérance, la scolarisation… tout en favorisant l’existence et le développement  de l’entreprise. Évoquant Les Grès au début des années 1930, André Doré parle de « village adapté »… à la vie de cette dernière. « Là se réalise le rêve suprême du paternalisme : le temps de travail comme le temps libre sont réglés par l’entreprise2 ».

Un « paradis social »

Le Mémorial offert à André Doré en 1948, à l’occasion du quarantenaire de sa direction de l’entreprise, témoigne de sa considérable œuvre sociale aux Grès – en juin 1931, La Tribune de l’Aube parle « d’un village coquet, véritable paradis social », comme il témoigne d’un paternalisme3 ambiant très prégnant.

Une action sociale novatrice

L’ouvrage s’ouvre sur une citation de Virgile : « Un travail opiniâtre vient à bout de tout » (Géorgiques). Représentants, façonniers, ouvriers, employés, maîtrise et cadre y font hommage de leurs sentiments d’affectueuse reconnaissance à André Doré pour ses quarante années de labeur efficient et d’action sociale. Il rappelle que, diplômé de l’École des hautes études commerciales (HEC) en 1908, ce dernier est le représentant d’une dynastie industrielle fort ancienne, insiste sur son mariage avec Léonie Chanson et sur les cinq filles qui en sont issues, sur ses résultats industriels et le succès de DD « qui devient la grande marque de qualité française » avant de s’intéresser « à son action sociale novatrice et féconde ».

Les œuvres sociales DD : constructions, installations et réalisations sociales – © Mémorial
André Doré, un chef là pour servir – © Mémorial

Celle-ci est résumée sur deux pages. Le première, sous le titre « Urbanisme », présente les constructions et les installations mises en place et la date de leur création : logements ouvriers (204 de 1913 à 1939), 2 pensions pour célibataires (la Popote, Sainte-Marthe), constructions diverses (alimentation générale Familia, chapelle, boucherie, relais-bonneterie, salon de coiffure, électricité, charcuterie, boulangerie). La deuxième, intitulée « Réalisations sociales », place en premier lieu les réalisations concernant la famille : logement contre le taudis (logements ouvriers, pensions de famille) et éducation pratique (école ménagère, cours de bricolage), l’alimentation (jardins ouvriers, cantine d’usine, avances d’argent pour achats saisonniers). Elle présente ensuite un chapitre enfance (consultation de nourrissons, jardin d’enfants, garderie, patronages de vacances garçons et filles, cours postscolaires d’orientation professionnelle) et un chapitre entraide (Foyer social DD et son cercle, œuvre des prisonniers de guerre, Amicale DD, caisse dotale, retraite DD, service des œuvres sociales, assurance des cadres). Un graphique montre l’envolée des dépenses d’œuvres sociales consenties avant de rappeler la participation active d’André Doré à la vie publique et professionnelle, ses fonctions, les récompenses obtenues par l’entreprise aux expositions et les décorations attribuées à son patron. Puis ses collaborateurs ouvriers et employés témoignent de ses éminentes qualités de cœur et d’esprit en paraphant 22 pages du Mémorial. Celui-ci se conclut par un résumé de la personnalité d’André Doré et des objectifs qu’il poursuit : « Un chef. Un chef d’industrie, un patron, pour mériter le commandement dont il est investi doit se considérer comme ayant charge d’existences et même, en certains cas, charge d’âmes. Il doit avoir le souci majeur de la dignité, du bien-être, de la santé, et du moral de ses collaborateurs et de leurs familles. Un but. Servir sa famille, son personnel, sa clientèle, sa profession, son pays, tels furent et tels restent la fonction et l’objectif de Monsieur André Doré ».

Une action sociale féconde

Entre 1908 et 1958, Fontaine passe de 157 à 182 habitants et le hameau des Grès de 228 à 722 habitants. Cette croissance démographique est liée aux emplois offerts (les effectif DD sont de 170 en et atteignent 1 024 en 1958), aux facilités accordées par l’entreprise pour l’installation de commerçants indépendants et de services, et à l’aide qu’elle apporte au logement de ses employés. Elle permet  ainsi aux habitants de Fontaine-les-Grès de disposer des mêmes facilités qu’à la ville et conséquemment d’accepter de vivre au village où elle s’ingénie à rendre la vie familiale plus agréable et à occuper les loisirs par de nombreuses distractions. Les bonnetiers de DD ne manquent de rien4. La localité devient un modèle de ce qui se fait à l’époque comme cité industrielle d’inspiration patronale, où la vie du village est indissociable de celle de l’usine.

Vue aérienne de l’usine DD des Grès, années 1950 – Coll. particulière

Mais ces avantages d’ordre moral et social, s’ils sont les plus importants, ne sont pas les seuls. Par son œuvre sociale, l’entreprise marque fortement et durablement l’urbanisme des Grès dont elle possède une partie croissante du territoire. Le Livre d’or de la Maison Doré constate que l’aspect du village a été complètement modifié par la série des nouvelles constructions. Il ajoute : « Aussi les touristes étonnés de trouver tant de coquettes maisons dans ce modeste hameau champenois, admirent sans réserves, devant cette résurrection d’un village, les initiatives qui ont pu en quelques années, faire de l’ancien relais de poste des Grès une des communes les plus modernes de notre région ».

Au-delà des touristes de passage, des visiteurs intéressés par les œuvres sociales DD se pressent aux Grès : membres de l’Union hospitalière du Nord-Est le 5 octobre 1929 (André Doré déclare alors avoir simplement imité ce qu’ont réalisé d’autres grands industriels philanthropes), membres de la Fédération des bonnetiers de France le 24 mai 1930 (André Doré rappelle à cette occasion que l’exemple a été montré par Michelin5 et d’autres industriels et qu’en retour le personnel témoigne un dévouement et un attachement qui récompensent les fondateurs des œuvres, ceux-ci n’ayant eu pour but que de maintenir la conscience professionnelle qui faisait la force de l’ouvrier français d’avant-guerre et qui la fera encore grâce au développement d’un esprit semblable), Pierre Étienne Flandin, ministre du Commerce en juin 1930 (qui commandera des bas quelques mois plus tard pour les offrir à sa fille à l’occasion de son mariage), étudiantes allemandes le 4 août 1930, jeunes de l’Avant-Garde de Troyes à la fin de l’été 1930, jeunes filles d’un institut catholique le 10 juin 1931, Fédération des jardins ouvriers de l’Aube en juin 1931, élèves de l’École normale sociale de Paris le 28 mai 1932, Peretti della Rocca, préfet de l’Aube, courant juin 1932 ; groupe troyen de l’USIC le 10 juillet 1932. Les groupes se succèdent jusqu’à la fin des années 1930. Pendant la guerre, en lien avec les principes de la Révolution nationale mise en œuvre par le gouvernement de Vichy, le hameau des Grès est l’objet d’une « découverte » par les tenants du «Travail, Famille, Patrie ». Le nombre des visiteurs augmente ainsi que les demandes de documentation. Les visites se poursuivent après la Seconde Guerre mondiale.

Un village pour la « grande famille DD »

André Doré, patron humaniste et paternaliste, est le père de la grande famille que forment ses employés et, en en tant que pater familias, l’unique détenteur de l’autorité en matière de création et de gestion des œuvres sociales qui améliorent leur vie. En leur accordant des avantages, il s’octroie un droit de regard sur leur vie privée et, en les regroupant au village, peut facilement les surveiller.

« Monsieur André », père de la famille DD

Tous les ans se déroulent aux Grès des fêtes initiées et financées par les Doré qui, tout en permettant de retenir au pays un certain nombre de personnes que les distractions de la ville attireraient peut-être, sont une manifestation de l’esprit de famille qui règne entre les patrons et le personnel. « Ainsi a été admirablement compris et réalisé cet instrument de paix sociale qui, avec la prospérité de l’industrie, entretient un état de vie féconde, un bonheur familial dans la grande famille DD »6 nous dit le Livre d’or.

Un arbre de Noël fait, chaque année depuis 1922, la joie des petits enfants. Les plus grands sont invités au concert de la galette des rois où l’on mange le gâteau des rois, et où le sort désigne un roi et une reine. Chaque événement important (anniversaires de l’entreprise, hommages à André Doré, mariage de ses filles, fête du travail…) est l’occasion d’une “fête de famille” facilitant les rapports entre les employés et leur patron. Une des  plus belles manifestations de l’esprit de famille qui anime tout le personnel de la maison est la fête du Centenaire, célébrée en 1928, avec quelques années de retard dû à la tristesse dans laquelle la guerre avait laissé la plupart des familles. La Tribune de l’Aube reprend, en l’arrangeant pour la circonstance, un adage latin : « Trop heureux seraient les ouvriers des Grès s’ils connaissaient leur bonheur ».

Ces fêtes servent aussi de cadre à la remise de distinctions honorifiques. En 1931, André Doré rappelle : « Nous avons déjà obtenu 78 médailles du travail pour notre personnel. Chaque remise de médailles se fait au cours d’une fête organisée par nos soins avec toute la solennité désirable ». L’entreprise honore ainsi ses employés méritants, moyen pour elle de les motiver et de s’assurer de leur fidélité.

La promotion de la famille

Au-delà de la « famille DD », André Doré porte une grande attention à la famille en général. Le commerce qu’il crée pour les habitants des Grès se nomme d’ailleurs le Familia7.

Avant 1914, DD achète des maisons anciennes et construit quelques maisons à destination de son personnel travaillant aux Grès, le parc immobilier y étant insuffisant. Les constructions s’intensifient après la Grande Guerre sous l’impulsion d’André Doré qui prend le problème majeur de l’habitat de la classe ouvrière à bras-le-corps. À partir de 1919, l’usine construit 226 maisons et logements loués aux employés et aux cadres pour des loyers 60 % moins chers qu’ailleurs.

Propriétés DD aux Grès en 1908 et 1958 – © Mémorial

Comparée à celle des cités minières par exemple, cette politique fait intervenir de nouveaux paramètres, notamment le souci de la vie privée. Les habitations proposées démontrent de réels progrès dans leur conception avec une cuisine séparée, une chambre pour les enfants et un endroit où l’on se lave, qui n’est pas encore la salle de bain, mais qui en fait fonction. Elles disposent de toilettes intérieures et de l’eau courante, fournie par un château d’eau implanté à l’intérieur de l’usine. Par leur salubrité et leur confort, ces logements respectent les principes mis en avant par le mouvement des habitations à bon marché (HBM). Par la végétation qui les entoure, ils s’inscrivent dans celui des cités-jardins.

Le Livre d’or se félicite de la politique menée : « La question du logement si importante dans la vie ouvrière et dans les préoccupations sociales a donc été heureusement résolue aux Grès, et l’on peut dire, à la satisfaction générale. Les familles peuvent y vivre à l’aise, les enfants y trouver place, sans que l’exiguïté du foyer soit un obstacle à leur nombre, comme cela arrive souvent dans beaucoup de localités ouvrières. Il n’est donc pas question ici du taudis exigu des villes, mais bien de logements coquets et sains ; les heureux résultats de cette bienfaisante conception, tant au point de vue santé qu’au point de vue natalité, sont d’ailleurs de nature à récompenser le bel effort fait dans ce sens à Fontaine-les-Grès ».
Le type de logement proposé dépend en effet du nombre d’enfants : deux pièces pour un ménage sans enfant, trois pièces pour un ménage avec un enfant, cinq pièces si le ménage a deux ou trois enfants et six pièces pour les familles nombreuses de six enfants et plus. En 1928, lors des enquêtes préparatoires à la construction de la nouvelle école de Fontaine-les-Grès, l’Inspecteur d’académie de l’Aube signale que les effectifs augmenteront  « certainement rapidement, surtout si l’on tient compte que les avantages pécuniaires (dot au moment du mariage, prime de naissance, allocations de maternité et d’allaitement notamment) accordés aux familles nombreuses attirent dans ce village des familles de 3, 4, 5 et 6 enfants ».

Maison à 10 logements dessinée par Fernand Scalliet – Cliché J.-L. Humbert, juin 2009

Même souci de la famille dans la promotion des ateliers familiaux. Les couples « ne craignent pas de voir s’accroître le nombre de leurs enfants qui grandissent sous leurs yeux, mieux élevés, mieux nourris, mieux soignés que les enfants des ouvriers d’usine, presque toujours dispersés, durant toute la journée, au hasard des possibilités. Avec cette forme de travail à domicile le chef d’atelier mène dans toute l’acception du mot la vie de famille. » On retrouve la même préoccupation pour les ouvrières à domicile qui peuvent travailler « sans cesser de prodiguer leurs soins à leurs enfants et à leur ménage ».

Il s’agit de loger, mais aussi d’éduquer, au sens le plus global et le plus noble du terme. L’entreprise ne se contente pas d’accueillir les enfants en bas âge : elle initie les mères à la puériculture, propage l’enseignement ménager, et encourage les maisons les mieux tenues. L’existence d’un jardin d’enfants ouvert à tous les habitants, d’une garderie pour les jeunes scolarisés dans le village et d’un patronage de vacances, qui fonctionne depuis 1929 pour les filles et les garçons en août et septembre, facilite l’emploi féminin.

Par-delà la stratégie patronale, il s’agit aussi de convictions quant à l’avenir du pays. Par sa politique de loyers attractifs et de développement des services propres à soulager les mamans qui travaillent, André Doré encourage les familles nombreuses afin, certes, d’assurer le recrutement futur au sein de son entreprise, mais aussi pour participer à la construction d’une France démographiquement forte face à son voisin allemand8. Des médailles de la famille française sont remises aux mères de famille les plus fécondes, notamment lors de la Journée des Mères, très suivie dès sa systématisation par Pétain et qui continuera de l’être après la Seconde Guerre mondiale, les successeurs du maréchal adoptant aussi des politiques natalistes. La notice de bienvenue remise alors aux salariés précise : “Prenez soin de votre logement. Parez-le et aimez-le. N’oubliez pas, madame, qu’un intérieur gai, une fleur dans un vase, un sourire sur vos lèvres : c’est le bonheur de votre mari et de vos enfants”.

L’aide alimentaire aux familles

Elle passe par la cantine d’usine (la Popote) et par les jardins ouvriers. André Doré apporte beaucoup d’attention à ces derniers, lieux censés moraliser les travailleurs et favoriser leur hygiène. Il rappelle à l’ordre les locataires si le jardin est mal entretenu. Chaque ouvrier ou employé de l’entreprise a, autour de sa maison, un jardin potager où il peut s’occuper sainement et nourrir sa famille. En plus de ce jardin, l’entreprise donne gratuitement à tous ceux qui le désirent, un, deux et même trois jardins supplémentaires suivant l’importance de la famille. L’usine possède au chemin de Blives le « groupe des jardins supplémentaires DD » se composant de 172 parcelles de 250 m2 chacune. Progressivement, le jardin n’est plus uniquement l’appoint à un maigre salaire. Il devient aussi jardin d’agrément, et des concours récompensent les plus beaux jardins fleuris. À l’ouvrier modèle succède le modèle de la petite bourgeoisie.

Les pensions de famille
La Popote à Fontaine-les-Grès
La Popote à Fontaine-les-Grès – Cliché JLH, 2009

Fondée en 1919 dans une maison existante (l’actuel chalet du stade André Doré), la Popote est reconstruite en 1927 par l’architecte Fernand Scalliet. Elle offre aux  jeunes gens célibataires travaillant pour Doré-Doré tous les services d’une pension de famille, y compris des bains-douches le samedi après-midi, ouverts au personnel et à leurs familles. En leur épargnant les soucis du quotidien, elle leur permet d’être plus disponibles pour l’entreprise.

Pension Sainte-Marthe – Cliché J.-L. Humbert, juin 2009

En 1919, l’extension des affaires nécessitant un accroissement de main d’œuvre féminine, André Doré crée aux Grès la pension Sainte-Marthe, maison de famille pour jeunes filles auxquelles l’usine fournit du travail. Elles trouvent dans ce foyer, agrandi en 1926 par Fernand Scalliet, des conditions de vie agréables, économiques, l’impression d’une vie de famille sous une bonne direction morale. Une ancienne oblate est chargée de la direction mais le recrutement d’ouvrières est assez difficile et leur rendement médiocre. La directrice repart à Troyes en 1926 et est remplacée par trois religieuses de l’ordre du Saint-Sauveur de Niederbronn demandées par Mme Doré pour créer un dispensaire avec service d’infirmières garde-malades à domicile. Sur la demande de ces religieuses, elles sont autorisées à faire venir quelques jeunes filles alsaciennes pour travailler en atelier comme raccoutreuses, couseuses ou remmailleuses. Malheureusement ces jeunes alsaciennes s’avèrent très difficiles à dresser au point de vue travail et se révèlent excessivement instables. Les sœurs renoncent en 1929. Une nouvelle directrice, venue des usines Michelin de Clermont-Ferrand, est engagée et fait des stages, au frais de DD, dans diverses organisations sociales avant de débuter et d’installer de façon parfaite les différentes œuvres fonctionnant à Sainte-Marthe. Le recrutement, fait désormais par l’usine, donne satisfaction. Les jeunes filles embauchées sont sérieuses, travailleuses, stables. Elles trouvent dans leur maison de famille un confort que beaucoup ignoraient chez elles et une sollicitude de tous les instants qu’elles savent apprécier. Cette vie matérielle confortable, ce milieu plein d’entrain et de gaité, leur font paraître moins pénible l’éloignement de leur famille, un certain nombre, en effet habitant le Centre ou le Midi de la France, ne peuvent retrouver les leurs qu’une fois par an au moment de leurs vacances. « Personne ne s’ennuie à Sainte-Marthe, où une saine activité occupe les heures de liberté : la couture, le tricot, les jeux font paraître les journées bien courtes. Aux jours de fête, un menu plus soigné, une promenade en autocar, parfois une petite sauterie viennent ajouter une distraction au programme habituel »9. André Doré s’inscrit ici dans la tradition de l’ouvroir10, qui veut développer chez les jeunes ouvrières la moralité et l’instruction professionnelle, en les mettant à l’abri des séductions de la liberté.

L’attention portée à la santé

André Doré, en avance sur son temps et convaincu des bienfaits de la mutualité, veille aussi sur la santé et le bien-être de son personnel des Grès. Il ouvre un dispensaire au sein de l’usine, fonde une caisse de retraites et de prévoyance, une mutuelle du personnel (l’Amicale DD) et se préoccupe des assurances sociales. Les ouvriers à domicile des ateliers de famille profitent aussi de ces avantages sociaux. La bonne santé du personnel ne peut que favoriser la bonne marche de l’entreprise.

Les anciens ne sont pas oubliés. Depuis 1926, Doré-Doré accorde au personnel, sans faire la moindre retenue sur ses salaires, une subvention annuelle, quand les intéressés ont 70 ans d’âge et accompli 35 ans de services. Le taux est de 1 800 francs par an pour les ouvriers de l’usine des Grès. Il augmente suivant l’ancienneté, pour donner, à 45 ans de services, 2 400 francs. Les ouvriers des ateliers dispersés reçoivent 1 440 francs, les ouvrières à domicile 720 francs. En 1930, la société distribue ainsi environ 30 000 francs. André Doré souhaite ne pas abandonner ses employés âgés tout en les rétribuant en fonction de leur dévouement à l’entreprise.

Un village doté d’un programme éducatif

Les Doré, du fait de leur situation très spéciale d’industriels installés à la campagne, sont amenés à songer à la distraction et à l’instruction de la population.

Le Foyer social DD et le Cercle

André Doré se préoccupe du temps libre de ses employés en leur proposant, dès les années 1920, des activités de loisirs beaucoup plus nombreuses que dans les autres entreprises. Il finance en 1933 une salle des fêtes de grande capacité (350 places) qui accueille un atelier théâtre, des conférences, des bals de société… et toutes les trois semaines, pendant la saison d’hiver,  une séance récréative, théâtre, concert ou cinéma.

Il finance aussi un stade, une salle de gymnastique et des sections sportives. En favorisant les pratiques physiques, André Doré s’inscrit dans la continuité des courants patriotique et hygiéniste qui ont favorisé l’émergence du sport à la Belle Époque. Les clubs sportifs qu’il soutient, s’ils favorisent l’hygiène des corps, servent aussi l’identification du personnel à l’entreprise et créent des liens de solidarité entre leurs membres.

Les activités de loisirs, pratiquées aux origines au sein de sociétés indépendantes, sont progressivement regroupées dans un organisme chargé de les gérer. Le Foyer Jeanne d’Arc, créé en 1926, se consacre à l’éducation populaire, au sport (football et athlétisme – 1926, gymnastique et boulisme – 1929) et au théâtre. En 1930, il se sépare de sa section théâtre qui devient Société théâtrale, et change de nom pour celui de “Stade DD”. En 1932, les deux entités sont regroupées dans le Foyer social DD dont le siège social est fixé à la Popote. Il regroupe les sections existantes et nouvelles : orchestre et chorale (1931), basket-ball féminin et masculin (1932), tennis (1933), photographie (1935), natation (1937), pêche à la ligne (1938). Le Foyer social compte 300 membres en 1933. Chaque année, un repas festif est l’occasion de récapituler les activités menées et de rappeler les objectifs de la société : contribution à l’amélioration de la vie, création de liens d’amitié et de solidarité, éducation et récréation…

Papier à en-tête du Foyer social DD, 1932 – © Mémorial

Le Cercle, installé à la Popote en 1928, met à la disposition des habitués journaux, revues littéraires, publications diverses, billard, poste de TSF, en soirée et le dimanche après-midi. L’usine participe pour la moitié des dépenses ; l’autre moitié est couverte par les petites recettes provenant de dons divers, de la location des volumes et des cotisations. Ces ressources permettent la  constitution d’une bibliothèque d’environ 500 volumes qui, en 1930, assure de 1 200 à 1 500 prêts annuels. Les membres du Cercle – 160 en 1928 – et leur famille peuvent consommer des boissons hygiéniques : vins, bière, sirops.

André Doré s’implique directement dans la gestion de ces activités qu’il maintient pendant la Dépression des années 1930, alors que ses confrères manifestent alors un désintérêt certain pour les loisirs de leurs employés. Peut-être a-t-il voulu préserver le moral de ses troupes en une période délicate.

Les cours postscolaires

André Doré se préoccupe de l’instruction post-élémentaire de ses employés. En 1926, il instaure des cours postscolaires d’orientation professionnelle pour les garçons. Pour lui, les spectacles si bons soient-ils, les sports si nécessaires qu’ils puissent paraître, ne doivent pas être les seules préoccupations des jeunes gens. Le Livre d’or de préciser : « André Doré l’a bien compris en désirant aussi développer leur intelligence, et en mettant à leur disposition, dans ce but, un enseignement théorique et pratique qui vient, de la façon la plus heureuse et la plus profitable, compléter celui reçu les années précédentes à l’école primaire. Le cycle de conférences hivernales est ouvert à tous les jeunes gens du village. Le résultat à envisager est, en effet, plus vaste et plus lointain que l’instruction un peu plus complète d’une catégorie restreinte appartenant à une industrie privée : il s’agit d’orienter des jeunes gens vers une profession industrielle ou commerciale, d’en faire des ouvriers spécialisés, des employés compétents, en étendant leurs connaissances générales et en leur donnant des aperçus sur tous les sujets dont ils peuvent être appelés à causer ; ainsi ayant l’esprit plus ouvert, plus cultivé, il leur sera permis de tenir une place plus honorable dans la société, et de donner à l’industrie, au commerce, à la terre, peut-être même à l’armée ou à la marine, une élite de travailleurs ». À la fin de chaque année, une récompense est attribuée aux élèves ayant suivi assidûment ces cours. Seule ombre au tableau : les cours ouverts à tout le monde n’ont pas attiré les enfants des cultivateurs ; « mais il faut les excuser car leurs parents ne les ont certainement encouragés à les suivre ».

En 1932, André Doré crée une école ménagère afin de donner aux jeunes filles, en même temps que le goût du foyer, les rudiments de la tenue d’un ménage. Celles-ci sont payées pendant la durée des cours, organisés par sessions d’un mois. Les cours sont sanctionnés par une exposition des travaux effectués dans l’année.

Un village où règne la « paix sociale »

Dans sa conférence de 1931 devant la Société d’études et d’applications sanitaires de l’Aube11, André Doré n’explicite pas les raisons de son engagement social, même si le lieu de son intervention n’est pas anodin puisqu’on y parle d’hygiène sociale. Il faut étudier les pages du Livre d’or pour tenter de cerner les motivations qui ont été siennes : volonté de rapports sociaux apaisés au sein d’une grande famille afin d’éviter les conflits et d’assurer le bon fonctionnement de l’entreprise.

Les vertus du travail à domicile

Nombre d’industriels considèrent que la relative dispersion de la main d’œuvre « aux champs » empêche le développement des mouvements sociaux propres aux concentrations ouvrières citadines. Pour les éviter après la grande grève de 1900 à Troyes, certains bonnetiers troyens (Mauchauffée, Bonbon) redéploient ainsi une partie de leur production dans les ateliers familiaux ruraux.

Après la Grande Guerre, en raison de « la mauvaise mentalité ouvrière » (grève de 1919), André Doré, renonçant à son idée d’usine aux Grès, reprend et développe l’ancienne forme de fabrication de la maison, à savoir les ateliers à domicile12. Il veut éviter les concentrations ouvrières urbaines, plus promptes à répondre aux mots d’ordre des syndicats et partis de gauche. Ces derniers, portés par le vote ouvrier, emportent alors la mairie de Troyes. Quant à Romilly, autre capitale de la maille, elle est un bastion de la gauche bien avant la Grande Guerre.

Atelier DD à Savières – Cliché J.-L. Humbert, décembre 2013

Les ateliers familiaux sont 60 au 1er janvier 1933. « Depuis la Grande Guerre, la maison Doré s’est efforcée de les installer dans des conditions de confort et d’hygiène que l’on ne connaissait pas autrefois. Elle s’est attachée à donner le plus de lumière possible et à étudier des types d’ateliers correspondant bien aux besoins particuliers de chaque genre de fabrication. La construction de ces ateliers exigeant une mise de fonds importante, variant entre 80 000 et 120 000 francs, des prêts furent consentis par la maison à un taux d’intérêt voisin du taux des avances de la Banque de France jusqu’en avril 1927, et au taux fixe de 5,50% depuis cette époque. L’amortissement de la dette s’effectue par des laissés périodiques sur les salaires payés. Le délai de remboursement est fixé, en général, à 10 ans, mais quelquefois les remboursements sont terminés au bout de 5 à 6 ans. Lorsque l’atelier est devenu la propriété complète du petit artisan, ce dernier fait aux Établissements Doré, dans les mêmes conditions que précédemment, un nouvel emprunt pour construire à côté de cet atelier, une coquette maison d’habitation dont le confort ne laisse rien à désirer. Au point de vue familial et social, ce système de production a donné des résultats encourageants. L’ouvrier se sent indépendant, l’idée de propriété s’éveille en lui et l’incite à l’épargne ; il s’élève d’un échelon sur le plan social, se sentant en collaboration directe avec le patron, et sauf de rares exceptions, lui apportant tout son dévouement et toute sa compétence. Il est d’ailleurs directement intéressé à la production par le salaire aux pièces qui lui est alloué et cherche à tirer le meilleur profit des matières premières qui lui sont confiées. Le confort de la maison, l’intérêt de son travail, sa relative liberté mettent le chef d’atelier à l’abri des mauvaises fréquentations, le soustraient à l’influence néfaste d’associations ouvrières aux idées subversives et le tiennent éloigné des cafés »13. La fabrication occupe également un grand nombre d’ouvrières à domicile, soit au remmaillage, à la couture ou à la broderie, leur permettant d’améliorer la situation budgétaire de la famille.

Atelier DD conçu par l’architecte Fernand Scalliet – Coll. particulière

André Doré voit dans les ateliers familiaux le moyen de promouvoir l’artisanat et d’éviter les concentrations ouvrières. Ce mode de production est repéré par les autorités de Vichy. Le 14 décembre 1940, André Doré reçoit du ministère de la Production industrielle la lettre officielle suivante : « l’importance, dans la fabrication française des bas de la marque DD et le développement très poussé et perfectionné de cette fabrique sur le plan artisanal, nous sont connus. C’est pourquoi je serais intéressé par la documentation que vous voudrez bien me faire tenir sur l’organisation de votre production par le moyen des ateliers familiaux, disséminés dans la campagne ». Par une lettre en date du 18 décembre et au cours de deux visites faites au ministère les 22 décembre 1940 et 14 mai 1941, André Doré fournit toutes indications utiles sur l’organisation de la maison DD et sur ses idées personnelles au sujet de l’artisanat. Le 1er août 1941, une loi annoncée sous le titre de Statut des travailleurs à domicile donne une nouvelle définition de ces ouvriers et leur accorde officiellement ce que l’additif du 4 décembre 1936 donnait bénévolement au personnel bonnetier du département de l’Aube. Fin août 1941, un Syndicat des artisans fabricants et façonniers en bonneterie est constitué à Troyes. Le 26 juin 1943, une loi modifie encore la définition et les prérogatives des travailleurs à domicile ; son texte, peu clair, permet à l’administration de décider que dorénavant ces travailleurs seront payés aux mêmes tarifs que les ouvriers d’usine et recevront en outre des indemnités pour frais d’atelier. André Doré mène immédiatement, mais sans succès, une campagne en vue de démontrer 1° que cette loi est injuste puisqu’elle ne tient compte ni des frais supplémentaires exposés par le patron qui utilise une main d’œuvre extérieure, ni des économies réalisées par les personnes travaillant chez elles 2° que la dite loi aura pour effet de priver bientôt d’un salaire d’appoint les mères de famille travaillant à domicile près de leurs enfants. Le 24 août 1943 paraît le Statut de l’artisanat. Plusieurs des suggestions exposées par André Doré au ministère de la Production ont été retenues. Il est ainsi institué un brevet de maîtrise dans certaines professions dites artisanales. Est artisan maître le chef d’entreprise présentant les garanties de moralité nécessaires, titulaire du brevet de maîtrise et qui prend habituellement part aux travaux d’exécution de son entreprise. Des corporations artisanales peuvent être instituées dans les professions à prédominance artisanale. Dans les autres cas, les artisans sont groupés en sections artisanales. Provisoirement, les chefs d’entreprises déjà inscrits au registre de métiers et ceux dirigeant des entreprises reconnues artisanales conservent la qualité d’artisans14.

Le refus de la lutte des classes

En 1928, à l’occasion du centenaire de l’entreprise, André Doré déclare : « On parle actuellement de la lutte des classes comme devant amener le mieux-être. Nous, nous répondons c’est faux. Le bonheur ne sort pas de la guerre, vous l’avez vu et vous l’avez même éprouvé. Le bonheur, le vrai, le seul qui peut tenir, ne peut sortir que de la collaboration franche et mutuelle du patron et de l’ouvrier. Partager les bénéfices, disent les uns. J’en suis et pour cela je réponds présent. Reste seulement à trouver la meilleure formule. Jusqu’alors la nôtre a été, dans sa simplicité, l’augmentation toujours croissante des salaires en rapport avec la valeur individuelle. Partager le capital, disent les autres. Cela produit toujours un petit effet en réunion publique ; mais nous affirmons que c’est une utopie et nous avons d’autant moins d’hésitation à faire cette affirmation que, et je le dis sans orgueil, peu de patrons ont créé autant de capitalistes que nous. Je n’en veux pour témoins que les artisans et contremaîtres qui sont ici ». L’humanisme et les œuvres sociales d’André Doré contrecarrent la politique de la lutte des classes, y compris en 1936.

André Doré est contre la « République des Camarades » et le « Front populaire » qui d’après lui engendrent difficultés sociales, dévaluation, instabilité des cours, mévente, etc. » (Livre d’or, 1937). Aucune velléité de grève ou d’occupation d’usine ne se manifeste dans l’entreprise. La hausse de salaire est appliquée, comme en ville, le 1er juin 1936 (10%). Puis, à la fin de l’année, à la suite des contrats collectifs, le rajustement de quelques salaires au salaire minimum est effectué, charge insignifiante pour l’entreprise car la grosse majorité du personnel reçoit déjà des salaires supérieurs aux minima imposés.

Au cours de l’été 1936, le personnel prend l’initiative de constituer un syndicat à caractère professionnel. Le 28 juillet 1936, profitant d’une assemblée générale  de la mutuelle l’Amicale DD, André Doré s’exprime à ce sujet : « 1°. Tout d’abord, je tiens à déclarer devant vous tous que je ne vois pas du tout d’un mauvais œil la création de ce syndicat, parce qu’il a uniquement un caractère et un but professionnels. Je n’ai jamais fait sur vous aucune pression politique ou religieuse ; aussi je n’admettrai pas, et ceci je vous le dis très catégoriquement, qu’un clan politique ou religieux vienne se former pour faire pression sur moi. 2°. Je tiens également à vous assurer que la formation de ce syndicat professionnel ne modifiera en rien ma façon d’agir vis-à-vis de chacun de vous ; c’est-à-dire que, si ma porte est ouverte à tous les membres ou délégués du syndicat, elle reste également ouverte à tous ceux, syndiqués ou non, qui désireront me parler. Ces quelques principes étant bien et franchement établis, je félicite les membres du Bureau du Syndicat professionnel pour la marque de confiance qu’ils ont obtenue de leurs camarades, et en vous demandant de continuer à être les braves et loyaux collaborateurs que vous avez toujours été pour moi, je vous assure une fois de plus de toute ma sympathie et de mon vif et très sincère désir de vous voir tous heureux et contents de votre sort à mes côtés ». Les délégués ouvriers, trois délégués titulaires et trois délégués suppléants, sont élus le 24 octobre 1936 ; les délégués collaborateurs – employés et maîtrise – le sont le 21 janvier 1937.

Local syndical – Cliché J.-L. Humbert, mai 2012

Une convention collective du textile est signée à Troyes le 18 septembre 1936. Elle est complétée par un additif du 3 novembre 1936 qui règle les rapports des fabricants et des travailleurs à domicile et détermine quels sont les tarifs des salaires de ces travailleurs et précise la situation des intéressés vis-à-vis des allocations familiales, des congés payés, des assurances sociales. André Doré conduit toutes les négociations relatives à cet additif.
Pour André Doré, la semaine de quarante heures est « un acheminement vers la paresse et une occasion de dépenses inutiles. Or l’oisiveté est toujours la mère de tous les vices, alors que le travail suscite l’économie qui stimule l’activité de l’adolescence et de la maturité et assure la sécurité de la vieillesse ». Elle est cependant appliquée chez DD dès le 4 janvier 1937. Quelques jours avant sa mise en vigueur, André Doré réunit tout son personnel pour lui dire ce qu’il pense de cette nouvelle loi. Il explique comment les quarante heures, en provoquant une cascade d’augmentations sur le coût de la vie, et le ralentissement des affaires, vont favoriser le chômage et non pas le réduire comme le prétend le ministère Blum. Il termine en disant que, cette situation étant imposée, il n’y a pas lieu de se lamenter, mais simplement de réagir ; que chacun le peut dans sa sphère en évitant les pertes de temps et en faisant preuve de plus en plus de conscience professionnelle. En raison de cette réduction importante des heures de travail, et pour arriver à ce que les frais généraux n’augmentent que dans une proportion minimum, le personnel est astreint à une ponctualité beaucoup plus stricte qu’auparavant. Les consultations hebdomadaires données pendant les heures de travail au cabinet dentaire de Sainte-Marthe sont supprimées. Avec la semaine de quarante heures, la Maison cesse, étant donné le chômage légal obligatoire du samedi, le transport gratuit qui fonctionnait ce jour-là pour le personnel.

En défiant syndicats et partis de gauche par la réussite de sa politique sociale, André Doré ne se fait pas que des amis.
Le 29 janvier 1938, son domicile est perquisitionné à la recherche d’un dépôt d’armes qui pourrait être lié à la Cagoule, organisation politique et militaire clandestine d’extrême droite qui vise à déstabiliser la République. On ne trouve que quelques fusils de guerre, confiés par l’armée à la section de préparation militaire du Foyer social DD dont André Doré est le président. Et d’après les règlements, ces armes doivent toujours être déposées chez le président qui en est responsable.

Le samedi 2 septembre 1944, à 8 heures du soir, un officier FTP et deux soldats mitraillette au poing, arrêtent André Doré à son domicile des Grès et l’incarcèrent aux Hauts-Clos, nouvel hôpital de Troyes, transformé en prison. On lui reproche d’avoir collaboré15. Dès le lendemain dimanche, le personnel de la maison, et les habitants de Fontaine-les-Grès, rédigent une pétition comportant plus de 250 signatures, et aux termes de laquelle ils demandent l’élargissement immédiat d’André Doré. Une démarche très pressante, effectuée près des pouvoirs publics par les membres de la Chambre syndicale de la bonneterie, provoque le même jour une visite du préfet à Fontaine-les-Grès pour procéder lui-même à une enquête sur place, à la suite de laquelle André Doré est relaxé dès le lundi. Le 5 septembre, au cours d’une réunion organisée par le Comité social d’établissement, le personnel exprime à André Doré « son affectueux et confiant attachement et stigmatise le lâche attentat dont il vient d’être victime ».

Entre valeurs chrétiennes et républicaines

Distractions et instruction mises en place aux Grés s’inspirent de grands principes relevant de la morale, qu’elle soit religieuse ou laïque.

Un catholicisme prégnant

André Doré souhaite agir, aimer et servir. Il a été est élevé dans les principes catholiques. À 11 ans et demi, il part comme pensionnaire chez les dominicains à l’école Albert Legrand à Arcueil. Les dominicains chassés de France en 1902, il quitte Albert Legrand pour terminer ses études à Fénelon, 23 rue du Général Foy à Paris. À l’occasion de sa nomination dans l’ordre de la Légion d’honneur, le directeur des Établissements, exprime les sentiments de respect, de fierté et de gratitude du personnel, et se réjouit de voir enfin récompensées de longues années de travail et d’altruisme. « Ces sentiments de bonté, de charité pour vos semblables », dit-il notamment, « vous les avez prises dans cette vieille morale chrétienne que vous ont si bien enseignée vos chers parents ».

Chapelle de la pension Sainte-Marthe – Cliché J.-L. Humbert, mars 2010

Comme ses prédécesseurs, André Doré se préoccupe de l’entretien de l’église Saint-Nicolas à Fontaine. La paroisse étant éloignée des Grès, André Doré et son père facilitent à leurs jeunes employées et ouvrières les pratiques religieuses en construisant dans la cour d’entrée de la pension Sainte-Marthe une petite chapelle en 1922. Elle est ouverte à tous les fidèles du pays et les offices sont très suivis, si bien qu’il faut l’agrandir en 1930. La jardinière d’enfants aide le curé dans les leçons de catéchisme, apprend aux enfants les prières, leur fait suivre les offices. L’abbé Verrier, curé de Fontaine, proche de la famille, dirige le Foyer social DD. En 1929, la fête gymnique et sportive rassemble des sociétés catholiques. André Doré se félicite « de cette belle réunion de famille, de cette grande et belle famille catholique que forment tous ces patronages où l’on forge des consciences, des caractères qui seront plus tard des hommes de cœur, des braves gens qui continueront à faire de notre chère France le plus loyal, le plus généreux et le plus beau pays du monde ». La fête gymnique de juillet 1934 est précédée d’une messe en plein air célébrée par l’abbé Verrier. André Doré « assure de sa sympathie les jeunes, élevés dans la morale chrétienne, et sur qui la Patrie peut compter pour rétablir l’ordre ». Février 34 est encore dans les esprits. Un groupe de scouts et louveteaux est mis en place en 1947, dont les membres se doivent de suivre les offices religieux.

Pour autant, il ne s’agit pas d’une imitation du catholicisme social mis en œuvre par Léon Harmel à Warmeriville, ou par les Hoppenot  et les Valton à Troyes, au XIXe siècle : la religion n’entre pas dans l’usine. André Doré sait cependant qui va ou ne va pas à la messe. D’ailleurs, certains ouvriers n’hésitent pas à s’y rendre en portant ostensiblement un gros livre de messe à tranche rouge. Mais André Doré n’embauche pas son personnel sur ce critère. Il s’intéresse d’abord aux qualités de l’éventuelle recrue.

Une morale républicaine acceptée

Catholique pratiquant traditionnel, André Doré se retrouve cependant dans les principes moraux défendus par l’école laïque car ils concourent à la paix sociale dans le village, et parce qu’ils contribuent à la formation de futurs citoyens responsables. En témoigne le discours qu’il prononce en 1930 en réponse à l’adresse de l’instituteur Gondy, lors de l’inauguration du nouveau groupe scolaire. «En agissant comme je l’ai fait, j’ai tout simplement obéi à ce que me dictait mon cœur, très attaché à ce petit pays, où je suis né, où j’ai fait mes premiers pas, où j’ai appris à lire (il y obtient son certificat d’études primaires le 16 juin 1898). Et c’est précisément de ce que j’ai acquis dans cette vieille école devenue trop petite, que j’ai voulu faciliter l’éclosion de nouvelles classes où de jeunes générations viendront non seulement s’instruire, mais surtout former leurs cœurs pour devenir et rester de braves petits Français, sous la direction de maîtres que je souhaite toujours aussi dignes de porter ce nom que vous ».

La mairie-école de Fontaine-les-Grès – Cliché Jean-Louis Humbert, juin 2009

Ce n’est pas le cas de tous les maîtres. Nommé en 1922, Paul Maitrot manifeste « des tendances nettement communistes, se pose en ennemi de la Maison Doré » et essaie vainement de lui porter tort16. Fort heureusement, l‘arrivée de Gondy en 1925 démontre que, « lorsque les instituteurs publics ont une bonne mentalité, ils n’hésitent pas à collaborer aux œuvres sociales des industriels ». Gondy assure en effet les cours professionnels postscolaires et anime la préparation militaire17.

André Doré, s’inscrivant dans la tradition instaurée par son aïeul Laurent Doré, offre la majorité des récompenses lors de la distribution des prix de fin d’année scolaire de l’école communale, dans la salle des fêtes mise gracieusement à la disposition de la municipalité par  la société. Les voitures de l’entreprise sont prêtées pour les promenades instructives des écoles.

Conclusion

En 1956, lors de la remise de sa rosette de la Légion d’honneur, on rappelle qu’André Doré a occupé ses loisirs à vivifier, à animer ses nombreuses œuvres sociales ; que son sens social a été à l’avant-garde des lois dans ce domaine ; qu’il est un esprit libéral, tolérant et juste et que « tailleur du pied, il a fait son chemin sur une route… dorée ». André Doré se retire en 1959, après son jubilé et une carrière bien remplie. Jusqu’à la fin des années 1960, sa politique sociale épargne à l’entreprise les mouvements sociaux : les voix discordantes paraissent avoir été rares et probablement étouffées. Disparu en 1964, il ne connaitra pas le mois de mai 1968 qui fait souffler aux Grès, comme ailleurs, un vent de liberté et rend pesant le paternalisme ambiant.

En 1971, une poignée de jeunes employés, pour la plupart adhérents au MRJC (Mouvement des jeunes chrétiens du rural), fait condamner le PDG Charles Barrois pour entrave à l’exercice du droit syndical et obtient la reconnaissance d’une section CFDT, dès lors très agissante en matière de rémunération et de conditions de travail. Jean-Claude Hazouard, premier responsable syndical chez Doré, analysait ainsi cette période : « À cette époque-là, ce n’était pas facile. Il y a eu des coups de gueule, des menaces. Mais notre force résidait dans le fait que l’équipe était irréprochable sur le plan professionnel. Au départ, le besoin d’un syndicat est venu de ce paternalisme, de l’impossibilité de s’exprimer. On contestait l’ensemble du système avec cette exploitation du salarié. Tout était géré par l’entreprise qui sous-payait ses ouvriers. Il n’y avait aucune émancipation du salarié. On s’est affronté aux anciens. On touchait aux fondements de l’entreprise. C’était une bagarre idéologique ».


L’auteur, Jean-Louis Humbert œuvre depuis le début des années 1990 à la sauvegarde et à la valorisation du patrimoine industriel troyen et aubois.

Article dédié à la mémoire du regretté Jean-Claude Hazouard qui, alerté par les défenseurs du patrimoine industriel sur l’intérêt exceptionnel du patrimoine Doré-Doré, a su localement prendre les choses en main pour tenter de le sauvegarder et de le valoriser en créant avec succès l’Association des Salariés DD.

Article à paraître dans La Vie en Champagne, n° 106, avril 2021.

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Pour en savoir plus

  • « Maison Doré-Doré, Doré & Fils, successeurs », L’Illustration économique et financière, n° spécial « L’Aube », supplément au n° du 22 mars 1924, p. 26.
  • PRÉVOST (A.), Fontaine-les-Grès, Troyes, Paton, 1931.
  • GAUGUERY (M.),  « Les oeuvres sociales DD », Revue des Établissements et des OEuvres de Bienfaisance, mai 1930, tiré à part 1935.
  • DORÉ (A.),  « Le village adapté », Réunion d’hygiène sociale du 29 novembre 1931, Société d’études et d’applications sanitaires de l’Aube fondée en 1902, Troyes, GIT, 1932, p. 27-38.
  • FORT (P.), « La bonneterie »,  Bibliothèque de travail, n° 108, 1950.
  • L’empreinte Doré-Doré, 100 ans de communication, Bar-sur-Aube, Lebois, 1988.
  • VANNIER (M.), Maille et bonneterie auboise, Reims, ORCCA, 1993.
  • WASER (M.-F.), « Fontaine-les-Grès, une transaction immobilière sans précédent dans la commune », l’est-éclair, 3 octobre 2001.
  • D’HULST (J.),  « Fontaine-les-Grès sans la famille Doré », Libération-Champagne, 2 avril 2003.
  • D’HULST (J.), « Doré Doré vendu à Gallo », Libération-Champagne, 7 mai 2003.
  • DOREL-FERRÉ (G.), dir., « Doré-Doré à Fontaine-les-Grès », Atlas du patrimoine industriel de Champagne-Ardenne, Reims, APIC/CRDP, 2005, p. 148-149.
  • RAYNAUD (P.), « DD : une marque, une usine, un village », l’est-éclair, 26 juillet 2006.
  • HUMBERT (J.-L.), « Fontaine-les-Grès, village Doré-Doré », La Vie en Champagne, n° 54, avril-juin 2008, p. 60-61.
  • DAVID (V.), « Les vitraux de l’église Sainte-Agnès de Fontaine-les-Grès (Aube) », La Vie en Champagne, n° spécial, « Archives & vitrail. Des sources à la lumière », juin 2008.
  • MOREIRA (G.), Fontaine-les-Grès, village Doré-Doré, mémoire de master de l’Université de Reims Champagne-Ardenne, 2009-2010, dactylographié.
  • ALANIÈCE (V.), « Une date, une histoire. 1862 : Doré-Doré imprime sa marque », l’est-éclair, 17 janvier 2010.
  • HUMBERT (J.-L.), « La politique sociale d’André Doré à Fontaine-les-Grès au début des années 1930 »,  La Vie en Champagne, n° 61, janvier-mars 2010, p. 37-53.
  • HUMBERT (J.-L.), « Fontaine-les-Grès. L’empreinte Doré-Doré », Vieilles Maisons Françaises, n° 235, décembre 2010, p. 46-49.
  • FOURNIER (J.), Les Petits Marins de Doré-Doré, Troyes, ATEC, 2011.
  • HUMBERT (J.-L.), « L’entreprise Doré-Doré et l’école de Fontaine-les-Grès (1840-1930)», Cahiers aubois d’histoire de l’éducation, n° 35, juillet 2011, p. 2-17.
  • HUMBERT (J.-L.), DD Doré-Doré, dossier en ligne, crdp reims ressources dossiers dore-dore, Reims, Sceren – CRDP de Champagne-Ardenne, 2011.
  • HUMBERT (J.-L.), « L’ingénierie sociale des patrons troyens sous la IIIe République », Le patrimoine industriel de Champagne-Ardenne. Diversité et destinées. L’inventaire en perspective, Dorel-Ferré (G.) et Massary (X. de), dir., Reims, APIC/CRDP, 2012, p. 200-211.
  • HUMBERT (J.-L.), La petite usine de mon village : Fontaine-les-Grès, Troyes, Canal 32, diffusé le 16 juillet 2014.
  • HUMBERT (J.-L.), « Doré André », Anne Durantel, Catherine Robinet, Jean-Louis Humbert, Emmanuel Saint-Mars, dir., Dictionnaire des célébrités auboises, Troyes, Éditions de La Maison du Boulanger, 2016, p. 123-124.
  • Le paternalisme industriel à Fontaine-les-Grès, Lou Champaignat, n° 47, 2016.
  • Doré-Doré 1819-2019, en l’honneur des 200 ans. Les avancées sociales de 1900-1960, Fontaine-les-Grès, Association des Salariés DD, 2019.
  • FIORANO (D.), Le Petit Journal de l’Exposition 1819-2019. Depuis 200 ans Doré Doré est à vos pieds, Musée de la Bonneterie, 8 février 2020 – 3 janvier 2021, Troyes, Reprographie Ville de Troyes, 2020.

Notes

  1. André Doré appartient au groupe des « trois André », entrepreneurs textiles phares de l’entre-deux-guerres, avec les Troyens André Marot et André Gillier. André Marot fait de la Teinturerie Clément Marot l’une des plus grandes teintureries européennes. André Gillier, à l’inverse d’André Doré, fabrique en usine, notamment le polo Lacoste. Dans les années 1930, son site industriel textile des Gayettes est le plus vaste d’Europe. Pour en savoir plus, voir Jean-Louis HUMBERT, « Gillier André », « Marot André », Anne Durantel, Catherine Robinet, Jean-Louis Humbert, Emmanuel Saint-Mars, dir., Dictionnaire des célébrités auboises, Troyes, Éditions de La Maison du Boulanger, 2016, p. 159-160, 238-239. []
  2. Gracia DOREL-FERRÉ, Le patrimoine industriel dans tous ses états. Un hommage à Louis Bergeron, Chambéry, Université de Savoie-Mont Blanc, 2019, p. 17. []
  3. Le paternalisme industriel se fait fort de faire aussi bien, voire mieux, que l’État en palliant ses carences en termes de logement, d’éducation et de santé. Il espère ainsi éviter la contagion révolutionnaire et limiter l’intervention de l’État dans la vie des entreprises. []
  4. Cette réussite fait oublier un village aubois qui a été aussi fortement marqué par le paternalisme des dirigeants de sa firme emblématique : Bayel et la dynastie Marquot des verreries-cristalleries qui a aussi développé œuvres sociales, épicerie, stade, fanfare, etc. []
  5. L’entreprise de pneumatiques Michelin, afin de fixer la main d’œuvre et de la contrôler, mène une active politique sociale : intéressement aux bénéfices, coopérative, services de santé, logements HBM, allocations familiales, crèches, association sportive, système scolaire. C’est « Michelin-ville » au sein même de Clermont-Ferrand. []
  6. Les salariés fidélisés à la Maison Doré contribuent à son succès, portés par le sentiment d’appartenance à une grande famille, mais aussi par la fierté de travailler pour une marque de qualité. []
  7. Le bâtiment du Familia a été rasé en 2019. []
  8. À Troyes, le bonnetier Léon Vitoux partage les mêmes vues. Inquiet du déclin démographique français, il prône dès 1904 la diminution des heures de travail des femmes pour encourager les mères à élever leurs enfants, L’hiver, l’entreprise prend les enfants à domicile pour les conduire à la crèche et leur éviter le froid. []
  9. Livre d’or de la Maison Doré. Les témoignages d’anciens pensionnaires indiquent qu’à Sainte-Marthe les filles ne peuvent pas sortir après 18 heures, alors que les garçons de la Popote ont l’autorisation de minuit. []
  10. Voir à ce sujet Jean-Louis Humbert, « Réguler le travail des filles : les ouvroirs de Troyes », Gracia Dorel-Ferré, dir., Le patrimoine industriel dans tous ses états. Un hommage à Louis Bergeron,  Chambéry, Université de Savoie-Mont Blanc, 2019, Collection Patrimoines, p. 136-143. []
  11. La Société d’études et d’applications sanitaires de l’Aube  a été fondée en 1902 pour combattre les progrès de la misère physiologique. []
  12. On décèle dans son action un attachement à la terre et à la vie villageoise, jugées saines par rapport aux vices supposés de la vie urbaine et usinière. « La terre, elle, ne ment pas », dira quelques années plus tard le chef de l’État français. []
  13. Livre d’or de la Maison Doré. []
  14. L’ordonnance du 22 juin 1944 annule toutes les lois relatives à l’artisanat promulguées par le gouvernement de Vichy et rétablit l’organisation des Chambres de métiers telle qu’elle existait avant la guerre. []
  15. Pendant l’Occupation, l’entreprise est mise en demeure de travailler pour l’intendance militaire allemande. André Doré est contraint de recevoir des officiers allemands dans sa demeure… Mais, en 1944, il met bénévolement et clandestinement à la disposition de la Résistance la camionnette Unic, la voiture de tourisme Citroën et l’ambulance Hotchkiss de l’usine. []
  16. Paul Maitrot est ensuite nommé à Saint-André-les-Vergers où il semble avoir donné complète satisfaction puisque, après son décès, son nom est attribué à l’une des écoles de la commune. []
  17. Les liens perdurent après la Seconde Guerre mondiale. En 1950, Pierre Fort, instituteur au village depuis 1937, et adepte des méthodes Freinet, utilise ainsi l’exemple de l’entreprise Doré-Doré pour rédiger un numéro de la Bibliothèque de Travail consacré à la bonneterie. []