Cayenne, un site textile emblématique

Article rédigé par Jean-Pierre Marby, 2021.

Le bâtiment Cayenne aujourd'hui
Le bâtiment Cayenne aujourd’hui – Cliché J-P Marby, 2021

Rethel aime l’exotisme. En plus de celui de la promenade des Isles, on dénombre trois toponymes étonnants : le quartier du Gingembre, celui de Pamplemousse et le site de Cayenne. Cayenne est une ancienne filature-tissage située, au moment de sa création, à l’extérieur de la ville, c’est au bout du monde. Les conditions d’arrivée et de sortie des employés peuvent rappeler le bagne de Cayenne ; les conditions de travail de ces forçats du textile également. Un cliché photographique d’avant 1914 les a fixés après leur journée de travail descendant -quasiment en cortège- la rue du-faubourg-de-Liesse pour regagner le centre de la ville. C’est peut-être l’origine de ce toponyme étonnant en pays crayeux au climat tempéré… Quand apparaît-il dans l’histoire de la ville ? Nous n’en savons rien actuellement. Pour l’instant redescendons vers la rivière.

Sortie de filature : les ouvriers redescendent vers le centre ville
Sortie de filature : les ouvriers redescendent vers le centre ville – Collection particulière

De la force hydraulique à la vapeur

À Rethel, jusqu’en 1830, on travaille les fibres de laine essentiellement à la main. Les quelques tentatives de manège hippomobile restent rares et peu concluants. On peigne, on file, on tisse en ville haute. Les premières filatures hydrauliques commencent à apparaitre autour de l’Aisne en ville basse. La concurrence pour l’accès à l’eau de la rivière est très forte : elle doit permettre la mouture des grains et le flottage des bois de marine qui sont dirigés vers Rouen. La correspondance conservée, adressée à Desvarannes, fournisseur de marine à Angers, en est la preuve. Ces lettres s’étendent jusqu’à la fin du Second Empire.
Sous la monarchie de Juillet, la faillite de Desmont-Faille rebat les cartes. La filature et le moulin changent de main et vont se multiplier en de nombreuses entreprises. En 1837, autour de la rivière, on note la présence de quatre filatures fonctionnant grâce à la force de l’eau : les filatures Lecocq-Gaignot, de Fournival fils et Altmayer, l’usine de la Porte marinière louée à la société Billet, Carabin et Huot. Sur le rivage de l’autre côté, Bruneaux aîné, père et fils, mécanicien, c’est-à-dire constructeur de métiers à filer et à tisser et de roues hydrauliques, a construit une autre filature installée sur la terre ferme au niveau de l’actuel place Noiret-Chaigneau Les Maquet-Harmel et Etienne Coliquet sous-louent pour six ans le droit d’utiliser la force de l’Aisne. En 1845, deux établissements sont la proie des flammes laissant « 800 malheureux ouvriers sans travail et sans pain ». Les cartes sont une nouvelle fois rebattues.

Cayenne : une création ex nihilo

Fils de fabricants, les deux frères Maquet deviennent tous deux filateurs. L’aîné, Louis Augustin Maquet (1810-1872), s’installe en 1844 dans un ancien bâtiment monastique situé en ville, succédant au filateur Evrard Dieudonné-Dupuis. Contrairement à son frère, Ponce Félix Édouard Maquet opte pour une tout autre politique : il ne rachète pas un site industriel, il va le créer ex nihilo, il ne s’installe pas dans le vieux tissu urbain, il s’établit en plein champ à l’angle de deux routes importantes (actuelle avenue De-Gaulle et rue de la Libération). Nous sommes en 1850. Il est âgé de 37 ans. Les terrains sont vastes et certainement peu chers à l’achat. Ils sont acquis successivement en 1852, 1859 et 1861.

Le site de l'usine Lainé au début du XXe siècle avec le bâtiment Cayenne à droite
Le site de l’usine Lainé au début du XXe siècle avec le bâtiment Cayenne à droite – Collection particulière

L’extrémité du faubourg de Sorbon alias faubourg de Liesse, possède une briqueterie qui fonctionne déjà en 1832 (l’ancienne ferme Paroche et la rue Ravel). En 1855, elle appartient aux Leriche, six ans plus tard elle passera aux mains de Nicolas Isidore Duchêne. Le site est devenu illisible depuis le percement de la rue Ravel dans les années 1970, qui a détruit les anciens fours. Il l’est devenu totalement très récemment avec la création du nouveau rond-point et du bâtiment du Crédit Agricole. La maison patronale est heureusement préservée et demeure en très bon état de conservation. La présence de cette briqueterie explique sans doute en partie la localisation de la filature Maquet-Harmel. Pour construire les bâtiments (usine, bureaux, conciergerie, cheminée de la machine à vapeur, mur d’enceinte), il suffisait de traverser la route… En 1855, la ville de Rethel totalise trois briqueteries.
Avec cette nouvelle localisation, le choix de la vapeur s’impose. Les débuts sont marqués par l’explosion de la machine à vapeur en décembre 1854 qui entraîne la mort de deux ouvriers. Nouvellement installé curé de Rethel, Jean Baptiste Garot est rapidement sur place et édifie la foule des ouvriers. La famille patronale et ses alliés sont de fervents chrétiens marqués par le catholicisme social naissant. Devant notaire, l’entrepreneur et son épouse fourniront un pécule aux veuves. Deux règlements sont publiés et imprimés en octobre 1855 : un Règlement des ateliers de M. Maquet-Harmel à Rethel et un Règlement particulier aux fileurs. Une nouvelle machine est mise en place en 1855, une seconde en 1858. Lors de l’Exposition universelle de 1855, Édouard Berthe est distingué comme contre-maître de la maison Maquet-Harmel, « placé à la tête d’un service important ».À l’activité de filature s’ajoute en 1857, celle du tissage au métier.

Cayenne : un élément du puzzle Harmel

Le lecteur attentif aura repéré le patronyme de l’épouse d’Édouard Maquet. Ponce Félix Édouard épouse en 1837 Anne Marie Harmel, veuve de Jacques Landragin. Ce fabricant rethélois est mort cinq ans plus tôt. Maquet-Harmel devient donc le beau-frère de Jacques Joseph Harmel, d’Hubert Harmel et de Joseph Félix Harmel, les filateurs de Boulzicourt-sur-la-Vence dans les Ardennes et de Warmeriville (le Val-des-Bois) sur la Suippe dans la Marne. Deux frères Harmel ont épousé deux sœurs Tranchart, les filles du filateur hydraulique de La Neuville-lès-Wasigny sur la Vaux. L’espace usinier des Tranchart est à la campagne et leurs bureaux sont en ville à Rethel. Édouard Maquet devient ainsi l’oncle par alliance de Léon Harmel né en février 1829 précisément à La Neuville-lès-Wasigny. Anne Marie Harmel a 34 ans, l’époux dix ans de moins.

Le bâtiment Cayenne, côté cour
Le bâtiment Cayenne, côté cour – Cliché J-P Marby, 2021

Cayenne : des liens étroits avec le textile rémois

En 1863, des Rémois, Edmond Joseph (1824-1896) et Auguste Nicolas Givelet, né en 1829, achètent l’usine Maquet-Harmel consistant alors en peignage, filature et tissage mécanique. Leur père Charles Givelet-Assy est manufacturier à Reims. Le montant de la vente s’élève à 260 000 francs. La société Givelet frères s’attache à agrandir l’usine. En janvier 1867, ils obtiennent l’autorisation d’utiliser une chaudière à vapeur et un bouilleur pour activer leur établissement de peignage, filature et tissage. De nouveaux métiers à tisser sont achetés. Le matériel de tissage est doublé. Les deux machines verticales et horizontales sont remplacées par des machines de système Poisel. La force est de 210 chevaux.

Le bâtiment envahi par la végétation
Le bâtiment envahi par la végétation – Cliché DC, 2021

En 1872, Edmond Givelet (1824-1896) devient le seul propriétaire, il est domicilié à Reims. Denis McKee a rappelé que l’entreprise Givelet frères fabriquait à Reims et à Rethel des tissus mérinos, des tissus pour manteaux, des bolivars et des tartanelles. « En 1873, dernière année de la société, les productions exposées à Vienne sont toujours les mêmes ». Dans son ouvrage sur Les grandes usines, paru en 1888, Jules Turgan note pour l’usine rethéloise la présence d’une machine de 60 CV, de 8 peigneuses Schlumberger et 150 métiers. Vers 1889, Edmond Givelet enrichit son établissement en créant une teinturerie. Toutes les étapes de la production de tissu sont ainsi présentes à Cayenne. Le mémorialiste rémois Eugène Dupont se souvient que « Les pièces de mérinos, fabriquées à Rethel, étaient emmagasinées pour la vente place Belle-Tour [actuelle place Jamot à Reims], amenées par le messager Petitfils ». Petit clin d’œil à la production historique régionale de l’époque : l’historien Charles Givelet (1822-1903) est le frère d’Edmond Joseph et d’Auguste Nicolas Givelet. Quant au rethélois Henri Jadart (1847-1921), il épouse en 1874 la fille aînée d’Edmond Givelet. Il devient le neveu par alliance de Charles Givelet. Le juriste Jadart se mue alors en bibliothécaire et en historien. Selon la formule d’Eugène Dupont : Jadart est « mort dans la poussière des livres, après-guerre, en 1921 ».

La filature-tissage transformée en maison de convalescence pendant l'occupation de 1914-1918. La façade de la conciergerie et des bureaux est décorée de guirlande végétal
La filature-tissage transformée en maison de convalescence pendant l’occupation de 1914-1918. La façade de la conciergerie et des bureaux est décorée de guirlande végétale – Collection particulière

Sans doute à la mort d’Edmond Givelet en 1896, l’usine de Cayenne change-t-elle à nouveaux de mains. Elle intègre la Maison Gaston Lainé installée à Reims dans l’ancien couvent des Cordeliers. Le premier conflit mondial va toucher à la fois le site industriel de Reims dans l’incendie de la ville le 19 septembre 1914 et l’usine de Cayenne.
Rethel est derrière les lignes de front en zone occupée. L’usine de Cayenne est vidée de son matériel, elle servira d’hôpital militaire et de lieu de convalescence pour les soldats allemands. Elle accueillera également plusieurs centaines d’habitants des villages de Saint-Souplet-sur-Py, d’Auberive, de Pontfaverger et de Cernay-lès-Reims. Ces déplacés de force seront internés dans les locaux de la filature Gaston Lainé à Rethel.

L’entreprise sera remise en route dans la décennie 1920. En 1939, elle compte 5300 broches et 204 métiers à tisser, qui produisent de la flanelle de Reims, et emploie 120 ouvriers. Le magasin de vente était situé boulevard de la Paix à Reims et les bureaux à Paris. Gaston Lainé meurt dix ans plus tard en 1949. L’usine de Rethel ne survivra pas longtemps à la mort de son patron. Elle ferme ses portes en octobre 1954. Le bruit des broches de filature et le cliquetis des métiers se sont tus. Les ouvriers et ouvrières n’animent plus les rues de leur passage. La vocation textile de Cayenne a duré un peu plus de cent ans.

Depuis 1954 : la réutilisation partielle de la friche industrielle

Le grand bâtiment en 1996 avait encore fière allure
En 1996 le grand bâtiment avait encore fière allure – Cliché J-P Marby

Le majestueux bâtiment de briques est totalement abandonné, voué à une destruction lente. Trois petites unités utilisent le reste de l’espace. En 1963, figurent sur le site de Cayenne : les établissements B. G. (37 personnes) fabricant des distributeurs hydrauliques (vérins), la société Mécanéral (14 personnes) élaborant des réducteurs de vitesse pour moteur et la SeCoMa (2 personnes) réparant les distributeurs hydrauliques.

Aujourd’hui, l’ancien bâtiment textile semble définitivement condamné. Trois entreprises occupent les lieux : l’entreprise SIMM Brimont et le groupe Ardenne Verins, avenue du général de Gaulle, et ATV Brakes (Appareil de Transformation de Vitesse) qui ouvre rue de la Libération.

À l'angle de l'avenue De-Gaulle et de la rue de la Libération, Cayenne domine les autres bâtiments
À l’angle de l’avenue De-Gaulle et de la rue de la Libération, Cayenne domine les autres bâtiments – Cliché J-P Marby, 2021